BOITE !
Auteur: SAURET Marie-Jean
BOITE !
BOITE !
Pan, Pandore, boîte de ladite, boite aux lettres, boîte/boite (l’oral est équivoque)… Laissez-moi jouer un instant d’un aspect de mon symptôme en vous livrant ces quelques associations venues alors que je cherchais un titre pour cette intervention.
Je l’ai rédigée avant la discussion dont je savais qu’elle se tiendrait avant de l’exposer. L’annonce de la création de l’Ouvroir n’a pas suscité chez moi grand enthousiasme. J’étais plutôt dans l’esprit d’en rester au plus simple concernant la vie associative et encore plus autour de la passe : tout dispositif supplémentaire ne risquait-il pas de rajouter de la difficulté à la difficulté ? Mais, par ailleurs, nous n’avons pas réussi, à mon sens, au sein de l’APJL, à tirer toutes les leçons de l’expérience de la passe, malgré ceux qui ont fait l’effort de s’expliquer. Du coup, peut-être l’Ouvroir est-il susceptible d’étayer le travail du secrétariat de la passe, soutenir ceux en quête d’endroit où « l’ouvrir », et alléger la délégation de cette nécessité. A vérifier.
C’est en tout cas la raison pour laquelle j’ai répondu positivement à l’invitation de Fabienne Guillen. Je m’en tiendrai, outre ce préambule, à quatre remarques.
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Certains d’entre nous insistent sur la spécificité de la nomination de l’AE qui ne saurait se confondre avec une désignation (celle des passeurs) ou une reconnaissance (celle d’AME). Je m’arrête un instant sur celle-ci, puisque nous avons renoncé à y recourir au vu de l’inutile et problématique hiérarchie qu’elle introduit désormais. Dans le dispositif promu par Lacan les AME constituaient une pièce maîtresse : ils désignaient les passeurs. Avons-nous mesuré la conséquence logique de notre abandon ? J’ai le sentiment qu’au moment où Lacan s’interrogeait sur l’acte analytique, son association pourtant appelée Ecole n’avait pas encore prouvé à ses yeux en être une. Elle ne pouvait garantir que tous ceux qui se déclaraient « analystes » occupaient légitimement la place, puisque Lacan travaillait à en dégager les coordonnées.
La désignation de l’AME visait à pallier cette difficulté d’autant plus grande qu’il n’y avait pas de résultat de passe puisque elle était à l’état de proposition ou d’échec. Pour nous, l’expérience nous assure qu’il y a « du » psychanalyste dans notre communauté. Et si chaque membre du Pari qui pratique la psychanalyse peut désigner un passeur, c’est que nous pensons qu’il ne le fera qu’en mobilisant ce qu’il tient de son analyse. En un sens, le titre d’AME est inutile parce qu’il ne devrait n’y avoir chez nous que des AME. J’avance ici un autre propos que celui que j’ai écrit dans le séminaire donné avec Pierre Bruno et à paraître, La différence freudienne : j’y soulignais le deuil – nécessaire – d’une identité d’analyste « supérieur », au fond comme on le dit d’un fromage. Ce que je crois toujours de mise.
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Qu’apprend-on de son analyse qui permette le saut de l’analysant à l’analyste ? Grâce à l’association libre, l’analysant épuise toutes les identifications, théories, fantasmes, savoirs, avec lesquels il a tenté de répondre à la question de ce qu’il est par la trouvaille de ce qui serait son complément de réel. A terme il bute de fait sur ce qui jusqu’au bout résiste à se laisser réduire à quelque imaginaire ou symbolique que ce soit, sur une objection au savoir. Il est alors bien obligé de reconnaître que c’est là le plus singulier qui lui soit perceptible comme un point de fuite immédiatement inaccessible, sauf à s’y « reconnaître » (ce n’est pas le bon mot) : identification au symptôme. Pierre Bruno en a magistralement formulé l’accouchement : « Seul le symptôme sait ».
Il m’a semblé que souvent les témoignages de passe flirtaient et s’arrêtaient au bord de cet accouchement de l’innommable. La passe à l’analyste suppose en effet que l’analysant décide (« pari fou ») de faire servir ce qu’il vient de découvrir être comme objection au savoir (innommable de ne pouvoir être traduit précisément dans les termes d’un savoir) pour faire semblant de ce complément de réel après lequel l’analysant nouveau court : ce dernier aura à découvrir qu’il porte lui-même l’objection à ce qu’il le sache et qu’il le possède, tandis que cet os trouvera à se loger dans son propre symptôme. Celui-là sait désormais les raisons de l’embarra de son propre nom, dont le délivre son nom de symptôme qui préserve le sans nom du réel. Il a fait de ce dernier le ressort du saut à l’analyste. A celui qui témoigne de ce saut ainsi raisonné (son pari) est donné le nom d’AE. AE implique de nommer littéralement ce qui n’a pas de nom : AE ne saisit pas davantage le réel dont le passant apporte la preuve de l’incurable. Qu’il en soit ainsi dépend bien sûr de l’accueil de sa propre découverte par le passant (plus ou moins lucide), de la « sensibilité » (au sens quasi photographique) des passeurs et de la conception qu’en a chaque cartellisant (diversement sourd). La traversée du dispositif de passe réveille et l’un et les autres jusqu’à en faire parfois le lieu et le moment de la découverte.
Pas d’analyste possible sans cette expérience de l’incurable et cette conclusion. Ce qui fait que chacun, qu’il se soit présenté au dispositif de la passe ou non, ne peut renoncer à s’expliquer comme analysant avec cet incurable en lui, ne serait-ce que pour en vérifier le bienfondé : ce qui revient sans doute à ne pas cesser, cette passe, de la franchir.
Par-là, la psychanalyse est la gardienne de l’indétermination du sujet sans laquelle ni la démocratie ni la politique ne sont pensables.
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Il y a peu je me suis expliqué sur la passe, telle que je viens de l’exposer, au cours d’un séminaire de l’ALI. Un ami du Pari a profité de la discussion pour souligner certaines conséquences particulières de la nomination depuis qu’elle est pratiquée dans quelques associations. J’en complète moi-même la liste. Toutes expériences associatives confondues, des passants ont conclu, devant l’embarra où les plongent une nomination, que le cartel n’aurait pas dû les nommer, tandis que d’autres, nommés, se seraient rengorgés pour afficher une médaille d’ancien combattant. Certains des « non nommés » auraient déprimés de ne pas avoir été reconnus, tandis que d’autres, dans la même situation, auraient protesté de leur certitude inébranlable. Tous sont affectés d’une manière ou d’une autre.
Il est clair que si le passant est fragilisé par la nomination ou se sert du titre d’AE comme d’une insigne identificatoire, il se pourrait qu’il n’y ait pas passe. De même les réactions dans les cas de « non nomination » pourraient finalement justifier la réponse du cartel. Faut-il pour autant renoncer à la nomination pour ne pas risquer de se tromper et susciter mécontentements et flambées des symptômes ? Cela me parait plutôt valider la procédure, mais exiger une prudence méticuleuse.
Car, ce n’est peut-être pas aussi simple qu’il y parait. Il se peut que le cartel dans les cas de nomination ait réellement accueilli une raison de nommer, laquelle s’est entre temps refermée au passant. Il revient au passant de toutes les façons de revenir et poursuivre sur son explication avec ce réel qui oriente l’analyse : ce que certains ont fort bien compris en reprenant parfois leur cure après une passe avec nomination. Sans doute sur ce point (et au moins pour ceux-là ?) est justifiée la question posée par Isabelle Morin sur le fait de savoir si la passe peut être en quelque sorte actée avant la fin effective de la cure : sans celle-ci, l’analysant n’est-t-il pas privé de ce qui décide de cette conclusion et de ce qu’elle emporte de conséquences pour l’analyste et aussi pour la vie ? La psychanalyse elle-même n’est-elle pas privée d’un grain de savoir sur la façon dont le sujet analysé, fait en fin de compte avec le plus singulier ? La satisfaction de la nomination, là encore ne vaut sans doute que si la satisfaction du sujet rejoint celle de chacun avec lequel il est engagé dans l’œuvre humaine qu’est ici la psychanalyse.
La même remarque vaut au fond pour les « non nommés ». L’impact imaginaire de la « non nomination » est une invitation à mieux dégager l’incurable en jeu. Beaucoup des réponses des cartels ne nient pas, alors, que le passant en ait perçu quelque chose : elles interprètent le fait que ce n’ait pu être clairement transmis par les passeurs comme une invitation à poursuivre ce travail. Enfin, en ce qui concerne la certitude affichée par d’aucuns d’avoir dégagé l’os dont est fabriqué leur sinthome et sur lequel ils s’appuient pour psychanalyser à leur tour, pourquoi contester cette réaction ? La difficulté n’est pas cette certitude à l’occasion justifiée, mais sans doute le registre de la revendication auquel ladite certitude confère une allure paranoïaque si vous me pardonnez le trait : ne conviendrait-il pas, comme d’aucuns l’ont réalisé, justement de poursuivre sur le témoignage et l’explication engagée dans l’expérience, seuls à même de mettre cette certitude à la bonne place ? Un passant authentiquement paranoïaque ne serait pas dispensé de la même exigence.
Autant dire que, pour ce qui me concerne, ces réactions participent de l’expérience dont elles appellent plutôt la suite. Le non nommé mérite notre respect autant que le nommé de donner vie à l’expérience de la passe : ici la satisfaction légitime de chacun des associés à l’expérience n’a à accueillir la moindre satisfaction narcissique. Devrait-on renoncer aux mathématiques au motif que certains ne les comprennent pas et en souffrent ? Lacan a identifié justement cette impuissance mathématique à un symptôme… dont le sinthome reste à dégager… Y’aurait-il un symptôme propre à la compréhension de la passe ?
4
Il n’existe que deux voies vers le réel. La science, en langage mathématique – qui ne se parle pas –, et l’angoisse. L’une est tournée vers la physique, l’autre vers le sujet – précisément vers le fantasme dont l’angoisse est une conséquence. La psychanalyse emprunte la seconde voie, elle opère sur le fantasme. Les deux voies se heurtent, différemment, au même problème. Si la science privilégie le « réel du symbolique », soit la lettre, pour capturer quelque chose du réel, les formules pas plus que les mots du langage courant ne sont la conséquence des choses au sens où elles exprimeraient la chose même. Certes, Lacan peut avancer que le LEM est l’incarnation de la formule de la gravitation. Il y a cependant un gap entre les deux, occupé par la recherche et la technique. Le réel ne cesse d’échapper, fabriqué qu’il est par la démarche scientifique, et la science demeure au fond un fantasme avancera Lacan. De la sorte, est-ce que l’identification au sinthome – « Je suis ça/Je est ça » – n’est pas la seule preuve effective qu’il est possible par les moyens du symbolique de toucher au réel ? Le fantasme serait bien alors la seule voie vers le réel. Le mode du sinthome ne démontre-t-il pas que le réel est de fait innommable parce que le sujet de la nomination au fond se réduit à un bout de réel ? C’est qui apporte cette preuve, laquelle implique sa mise en acte, que le titre d’AE « nomme ». Et les conséquences de cette nomination vont dès lors bien au-delà du champ psychanalytique : puisque avec la suture du sujet et le « n’en rien vouloir savoir de la vérité », la science rejette qu’elle puisse la fournir elle-même.
Conclure
Ces quatre remarques m’incitent à opposer à la tentation du renoncement éventuel à la nomination cette proposition de Lacan : « Qu’il suffise d’évoquer ce qu’il en serait de traiter un boiteux en le rendant unijambiste. Dans une société où la règle est affirmée d’aller à cloche-pied, sauf à se faire porter par les jambes d’un autre, cela peut convenir, et laisse au sujet toutes ses chances dans les compétitions collectives de la pyramide et du mille-pattes »[1].
J’avais présent à l’esprit une remarque de Freud adaptant un poème de Rückert[2], qu’il convoque précisément dans un article où il s’ouvre au réel qui s’annonce, « Au-delà du principe de plaisir » : « Ce qu’on ne peut obtenir d’un coup d’aile, il faut l’atteindre en boitillant. Il vaut mieux boiter que se perdre corps et biens. Boiter n’est pas péché »[3]. Bien sûr, on songe à Œdipe « aux pieds enflés ». C’est en boitant, que l’association libre conduit l’analysant jusqu’à une parole poétique, invention propre, qui fait surgir, au-delà « de toute nomination », « hors des limites de la loi », l’objet où il se découvre « Autre à lui-même » : ici le symptôme n’est plus partenaire de receler le réel du sujet qu’il (le symptôme) est, donc, seul à savoir. Précisons encore ce qu’il en est alors de la nomination : AE est le nom prêté, attribué ( ?), un temps, à celui qui ayant consenti à cet au-delà « de toutes nomination »[4], sait le discord entre son être de filiation et ce que seul le sinthome sait où il se « reconnait »..
En cherchant (en vain) ce que Lacan avait pu faire de la référence à Rückert, j’ai été frappé du nombre d’occurrences de « boiter » (ainsi traduit-il « odd » par boiteux). Il y recourt précisément pour désigner l’inadéquation du signifiant au réel. Mais nous n’avons que le signifiant… Comme nous l’a confié un jour (au groupe de chercheurs auquel j’appartenais) une élève du primaire : « Le directeur croit qu’avec des bonnes paroles on peut vaincre la violence… Pourtant, nous n’avons que la parole pour le faire ! » D’où mon titre en forme d’invitation : « Boite ! ».
PS : avec la passe se vérifie l’intransmissibilité de la psychanalyse ; la psychanalyse se présente comme une course de relai où c’est le relayeur qui passe le témoin au relayé, mais celui qui court n’a rien dans la main…
[1] – Jacques Lacan, « La psychanalyse et son enseignement », Ecrits, Paris, Seuil, p. 454.
[2] – Friedrich Rückert, (1788-1866), traducteur, poète allemand romantique, orientaliste.
[3] – « Au reste, un poète (Rückert, dans les maqâmât de Harîri) pourra nous consoler de la lenteur avec laquelle progresse notre connaissance scientifique :“Ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant. Boiter, dit l’Écriture, n’est pas un péché » Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, [33]S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 338..” »
[4] – Pour répéter une expression que j’emprunte à un analyste de l’ECF également gynécologue, dont la clinique m’a saisi : Jean Reboul, « L’amour nouveau est arrivé ou la poésie pour le dire », De la clinique de l’infertilité aux rendez-vous du désir, Toulouse, Erès, collection Singulier pluriel », 2018, p.126. A lire comme un témoignage… de passe !
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