Le risque, c’est de s’institutionnaliser
Auteur: ASSOR Dominique
Le risque, c’est de s’institutionnaliser
Lors de notre dernière discussion, cette formule, que j’ai dite, m’a surpris. Et lorsqu’il nous a été proposé de faire de courtes interventions, j’ai voulu d’emblée repartir de ce point-là et tenter de m’en expliquer, dans un premier temps à moi-même peut-être, mais pas sans vous. Qu’est-ce que signifie ce transitif s’institutionnaliser.
Je me suis alors rappelé que c’est une expression que j’avais déjà utilisé : il y a 6 ans, en arrivant à l’hôpital de jour où je travaille encore, lorsque je disais à ma collègue, psychanalyste par ailleurs, que j’avais peur de m’institutionnaliser. Cette peur, nul doute qu’elle comportait le paradoxe du « j’ai bien peur de ». Mais le transitif s’institutionnaliser était tout à fait énigmatique.
Avant d’aller plus avant, peut-être pouvons-nous revenir sur le terme d’institution que nous utilisons tous et toutes.
Il y a dans l’idée d’institution l’idée d’une pérennité, d’une mécanique qui fonctionnerait seule, sans, ou au-delà des personnes qui la font. Chacun y est remplaçable. Le dispositif lui devient souvent surmoïque et l’institution, dispositif dans un lieu, un bloc inamovible. Pour autant, c’est là aussi qu’il peut se passer quelque chose pour ceux qui y sont : enfants ou adultes qui souffrent, professionnels ou patients, soignants et soignés ; j’aurais pu aussi dire les administrés… puisque c’est cette barrière entre les uns et les autres que certains revendiquent. C’est pour cela que je ne me prive jamais d’une occasion de dire à mes collègues que si nous sommes là nous aussi, en psychiatrie, ce n’est certainement pas pour rien !
Ma position dans ce lieu a connu différents moments depuis mon arrivée il y a six ans. D’abord un bon transfert d’une équipe qui allait mal, soutenu de mon côté par un désir très important de travailler en hôpital de jour. J’y avais une grande liberté de travail, et pouvait articuler suivis individuels d’enfants et travail en équipe, au quotidien ou au cours des réunions de synthèse dont l’animation pouvaient m’être confiée en cas d’absence des médecins, ce qui arrivait assez souvent. Ma position soutenait les professionnels, les mettait au travail, et la parole circulait assez bien. Il y avait bien-sûr quelques difficultés dues aussi à l’urgence du quotidien, et aux désaccords de certains. Aujourd’hui, la logique est toute autre. Il faut d’abord préciser le contexte : nous avons perdu six postes équivalents temps-plein sur 25 en deux ans. Nous n’avons plus d’orthophoniste, un mi-temps de médecin et un plein temps d’ash en moins (elles ont une place si importante pour les enfants) et plus que trois infirmiers. Tout cela a aussi comme effet une baisse de la file active : 33 enfants reçus actuellement, au lieu de 42 il y a deux ans, et une liste d’attente qui est pour moi fantomatique : autant d’enfants qui ne connaîtront peut-être jamais la possibilité de traiter leur souffrance. Dans ce mouvement de réorganisation, nous avons mis en place depuis trois ans toutes sortes de pictogrammes qui aident les enfants à se repérer dans l’espace et le temps. Toute l’équipe a fait une journée de formation également de méthode intégrative : utiliser le bon outil selon l’enfant. (Je remarque que mon ordi ne connaît pas ce mot et me propose désintégrative…). Enfin, dans ce contexte, alors que j’avais réussi jusque-là à ne pas faire passer de tests psychotechniques à des enfants autistes ou pré psychotiques, l’étau se resserre. Ma position dans l’équipe en a pris un coup : j’avais en effet accepté d’essayer de faire ce type de choses lors de l’entretien d’embauche, mais du côté de la MDPH les choses se sont radicalisées. Il était possible il y a quelques années encore, témoignent mes collègues analystes qui ont fait passer des tests, d’écrire des conclusions non chiffrées et soutenantes pour l’avenir de l’enfant. À présent, les commissions MDPH refusent et renvoient ces bilans non chiffrés : je me suis alors positionné en refusant de faire des tests psychométriques chiffrés malgré les impossibilités que rencontrent les enfants durant les passations, et qui sont notées comme déficience. Cette position, malgré mes tentatives d’organiser la possibilité que cela se fasse, tout en dénonçant ces impasses, devient l’un des symptômes de l’institution et a modifié mes liens de travail avec certaines collègues.
Pour exemple, en février dernier, le travail que j’ai engagé avec un enfant de 12 ans qui ne voulait plus participer à rien et pour lequel le dispositif que j’ai proposé a fonctionné au-delà de tout espoir. Il a pu revenir dans la ronde mais malgré cela, cela m’a été reproché…. J’ai alors provoqué une réunion avec la médecin et la cadre en disant que nous étions à une limite du travail clinique possible, ce qui mettait en question la possibilité même de ma présence en ce lieu. C’est quelque chose que j’ai évoqué ici, ainsi que le travail de rêves qui m’a permis de remettre l’objet travail, clinique s’entend, sur le métier de l’institution…
En février dernier donc, je préparais donc cette réunion pour essayer de reposer les bases d’un travail possible. Je reprends trois phrases que cette dernière m’a dit en réunion de grande équipe : Alors qu’elle me proposait de recevoir avec elle le père d’un enfant que je suis, je répondis qu’il fallait penser les enjeux d’un tel rdv. Elle me renvoie : «« tu ne veux pas travailler avec moi ? » L’équipe entend que le psychologue ne veut pas travailler avec le médecin. Cela interroge à mon sens les conditions du transfert dans ce lieu… Deuxièmement, suite à une proposition de ma part sur les raisons d’un dysfonctionnement, j’évoquais les effets des réductions de personnel. Elle répondit, encore en grande équipe « ton diagnostic n’est pas le bon » …
Cette réunion eut lieu : La psychiatre à peine assise me dit la psychanalyse ne saurait être la seule théorie ici, et qu’elle ne veut plus entendre parler de clinique, de sujets, de travail, marre de ce vocabulaire de psychanalyste.… (Elle se revendique aussi de la psychanalyse, Jungienne). Je puis vous assurer que je n’ai jamais revendiqué quoi que ce soit de la psychanalyse comme telle. Si ce n’est qu’en effet mon positionnement à l’égard des tests, mais aussi de l’éducatif, nécessaire mais pas par toutes et tous, ne convient pas. Il faudrait pouvoir faire des tests comme inviter les enfants autistes à dire merci, au-revoir et pardon à chaque instant… J’essaie plutôt de travailler en acte, c’est à dire à partir du quotidien que j’interroge avec mes collègues, de la souffrance des enfants et de leurs parents, du sens des symptômes et surtout des dires d’un sujet, de ce qu’ils amènent en séance ici et maintenant … évidemment tout cela est soutenue par les apports théoriques de la psychanalyse, et pas seulement, mais n’exclut pas par exemple que j’ai accueilli avec sérieux et intérêt les pictogrammes, ou les différentes théories autour de la sensorialité notamment. Bref, je me justifie pour vous faire entendre que ce procès avait quelque chose qui me dépassait, et venait rompre avec l’accueil de mon travail pendant plus de quatre ans, ce qui laisse quand-même le temps de voir à qui l’on a affaire me semble-t-il. Je répondrais à tout cela et dans l’ordre : Nous devons penser les effets d’un dispositif (rdv psychiatre – psychologue) : ce qu’il permet et ce qu’il pourrait rendre confus, ce qui n’est pas un refus et n’enlève en rien tout le travail déjà en cours ; Sur le diagnostic institutionnel : qu’il ne saurait y avoir de hiérarchie au moment de penser les effets de l’organisation et de l’institution sur les enfants et le personnel, c’est à dire de Pouvoir à l’endroit du Savoir ; et que lorsque nous parlons de sujet, il s’agit du sujet de l’inconscient, dimension qui n’est justement pas traitée en rééducation, dimension qui ne se réduit pas à l’histoire ou au comportement social, encore moins au cerveau. Ce rdv a eu quelques effets de travail mais cela reste compliqué, c’est à dire que cela insiste.
J’ai subi il y a deux semaines une intervention musclée d’une collègue, lors d’une réunion particulière, en présence de la nouvelle cheffe du service infanto-juvénile et de la cadre supérieure venues se présenter et parler de ce qu’elles pourraient défendre auprès de la direction. Cette collègue, après avoir dit la nécessité d’une cohésion d’équipe, d’un discours commun, et de la pluralité des approches finit par dire :« un psychologue qui ne veut pas se plier au projet médical en refusant de faire passer des tests, c’est du libéral ». Cette sortie est elle aussi symptomatique : d’une époque et d’une souffrance des professionnels, dont le psychologue, psychanalyste, va faire logiquement les frais, en tant que représentant de la parole, et de l’inconscient. Le psychanalyste, de trouer le discours médical, devient vacuole et cause des souffrances. Et cela, bien que les causes et les conditions politiques qui mènent à cette souffrance soient claires pour tout le monde. La collègue qui a fait très fièrement cette véhémente sortie, est en plus une collègue avec qui le travail était à mon sens effectif : nous avons beaucoup parler ces derniers temps des enfants qu’elle suit, de sa fonction dans l’institution et de la façon dont elle a pu se ménager une place intéressante et tenable… mais, et ce n’est pas la première fois, que, là où je peux mesurer qu’un travail se fait, les retours qui suivent sont négatifs. Comme si cela n’était pas du travail.
Cet état des lieux est aussi le terreau de la formule qui sert de titre à mon intervention d’aujourd’hui, même si elle m’était déjà venue avant de rencontrer tout cela. Il me semble que marcher au pas (c’est ce qui m’est demandé) est un autre nom de l’institutionnalisation. Ma question est donc : si nous sommes amenés à accepter un certain nombre de choses dans nos lieux de travail, que pouvons-nous accepter de notre propre institutionnalisation et que recouvre-t-elle ?
Pour développer cela j’ai essayé d’attraper les choses du point de vue langagier, et du point de vue de l’artiste. Mais je dois vous dire tout de suite quelque chose : je vais tenter d’articuler une réponse à partir d’une formule empruntée à un ami musicien, Julien Lourau pour ne pas le citer : être jazz !
Du point de vue langagier, c’est à la fois une réflexion que je veux partager à partir d’une expérience de laquelle j’ai déduit cette même réflexion.
Il s’agit d’un moment vécu lors d’une réunion de l’APJL : ce moment pendant lequel on nous présentait le site internet. Des professionnels avaient été engagés, et le site était vraiment très bien fait, et intuitif au sens de la facilité que l’interface permet dans les recherches. Les créateurs du site avaient eu l’idée d’une sorte de constellation de signifiants qui passent du noir au rouge lorsqu’on passe la souris de l’ordinateur dessus. Des signifiants qui permettaient d’aller vers les différentes zones du site. Il y avait (c’est encore visible en ligne) : le midi-minuit, la Passe, les assises, le savoir du psychanalyste, la logique collective, les cartels et le féminin. D’emblée la présence d’un signifiant comme le féminin, thème certes qui intéressent les psychanalystes et qui a été travaillé par quelques-uns des membres de l’APJL, thème qui a toute sa place bien-sûr sur un site d’association de psychanalyse, m’a étonné car sa présence n’était pas au même niveau que les autres. C’est à dire qu’il y avait d’un côté les signifiants qui représentent la structure, l’organisation dans la forme et le fond de l’association, ou les temps qui l’ont structuré. Et de l’autre côté ce mot qui avait sa fonction de signifiant, c’est à dire sous lequel on peut se loger. Je me suis dit que si nous, associés, commencions à nous inscrire ensemble sous un signifiant, nous étions foutus, en tant qu’associés bien-sûr, et qu’il faudrait qu’une association de psychanalyse soit de pure articulation, pour s’éviter les pièges du langage… Ce souvenir, qui est l’une des raisons de ma présence au Pari de Lacan, m’est revenu lorsque je tentais de penser cette formule « s’institutionnaliser ».
Pour essayer d’avancer sur cette formule, et en m’appuyant sur les quelques définitions de l’institution dites plus haut, ne peut-on se dire que, d’être parlants, nous n’avons de cesse de chercher à nous reconstituer un ordre signifiant ? C’est à dire que dès que nous l’ouvrons, notre langue se fabrique d’éléments de langage qui vont : d’un certain lexique, certains référentiels théoriques à certaines identifications (jusqu’au symptôme ?), d’une idée voire une doxa à un certain rapport au savoir et à la recherche de la vérité, de démentis et dénégations comme présence de l’inconscient à la nécessité de s’inventer. Dès que nous parlons, se pose la question logique : « qui parle ? ». Au fond, dès que nous parlons nous voilà pris au piège du langage où le sujet se perd : mise en marche de la pensée, et, là où je pense je ne suis pas…
Bref, s’institutionnaliser serait avant tout cette entrée dans l’institution du langage, cet ordre signifiant. Cet ordre signifiant est ce que j’appellerais le réel de ce que nous nous institutionnalisions, qu’on le veuille ou pas… (mais ça fait un peu plus mal de se le dire si on ne le veut pas). Contrairement à certaines écoles de psychanalyse où il est de bon ton de répéter les signifiants maîtres organisés par le gendre du maître qui s’est fait maître à son tour, au Pari nous faisons le pari que les maîtres, chacun les siens, peuvent aussi nous inviter à nous « d’écoller » …. C’est avec cela que je fais mon pari avec vous. Même si je retombe ici dans le discours de notre association, et prends le risque de faire institution, de participer à la partition commune en me mettant au pas, ce qui ne fait que reproduire le bourbier, et certainement pas avancer, en acte, notre travail nécessaire autour, pour, vers le discours analytique. Mais c’est un risque nécessaire, nous allons le voir.
La partition commune… et bien les musiciens et musiciennes nous apprennent qu’il faut savoir la jouer : il faut pouvoir la lire, la déchiffrer, et pour cela acquérir technique, dextérité, précision, musicalité, rythme, son… tout cela en même temps. Ajouter à cela qu’il va falloir la jouer à plusieurs…Bref, avant d’arriver à jouer un morceau qui sonne un peu, il y a du boulot. Ensuite, éventuellement se posera la question du style, de l’interprétation… enfin, ce n’est pas une question qui se pose vraiment… puisque le style est ce qui fera l’artiste, là où d’autres peuvent être de bons instrumentistes par exemple.
Venons-en au jazz : ce n’est pas n’importe quelle musique : issue du negro-spiritual, du blues, son histoire et disons presque son étymologie (c’est à dire ce qu’elle ne sait pas contenir de ce qu’elle continue à porter et à transmettre) est emprunte de la souffrance et du témoignage de cette souffrance des esclaves africains vendus aux maîtres blancs étasuniens. Par ailleurs, j’ai été touché de me rendre compte que Jazz et psychanalyse sont contemporains. Et tous deux, sans tellement se côtoyer, sont en quelque sorte des symptômes du capitalisme : retour de la vérité dans le savoir. Je vous renvoie largement au travail d’Olivier Douville sur les liens entre jazz et psychanalyse. Notamment sur la question de l’acte que je vais essayer d’évoquer ici puisqu’elle est directement liée au style.
Psychanalyse et jazz sont liés par leur rapport à l’oubli, en tant que l’un et l’autre existe comme horizon aux êtres humains pour ne pas oublier. L’oubli est quelque chose de plus féroce qu’on ne le croit, et Freud nous a mis sur la voie des effets de retour dans la réalité de ce qui est rejeté, logique de l’inconscient même. Un monde sans psychanalyse et sans jazz n’aurait pas la même substance, cette substance humaine que l’une et l’autre s’attellent à faire exister, à défendre, au nom d’une certaine fraternité. Ce sont les opprimés que le jazz continue de faire entendre à travers un mélange des genres constant, une recherche toujours active de faire émerger le passé dans un son toujours d’aujourd’hui. La psychanalyse elle est aussi là pour nous dire que nous sommes tous opprimés, dans notre rapport à nos propres pulsions, notre propre haine, et qu’elles nous enferment tous dans un lien où l’Autre ne peut être qu’objet. S’atteler à renoncer à cela pour une radicale singularité c’est aussi ce que nous apprend le créateur : peintre, poète, écrivain et musicien. S’atteler à un travail au quotidien de son art, c’est à dire finalement de son symptôme. Je vais pousser le trait de la comparaison, ou plutôt de la proximité entre jazz et psychanalyse. Ils sont à la fois résistance et témoignage de la résistance de l’humain à toute forme d’aliénation ou d’impérialisme. Et cette résistance implique en soi la nécessité d’un acte subversif. « Le devoir de l’écrivain, du poète n’est pas d’aller s’enfermer lâchement dans un texte, un livre, une revue dont il ne sortira jamais. Mais au contraire de sortir dehors pour secouer, pour attaquer l’esprit public. Sinon, à quoi sert-il ? Et pourquoi est-il né ? » nous dit Artaud. Si d’aucun va voir un analyste pour pouvoir interpréter ses manifestations inconscientes, et se sortir de la panade !, l’artiste, lui, qui peut aussi faire ça, nous indique une voie : celle d’une responsabilité et d’une éthique. Nul ne peut être à la fois désespéré et responsable écrit quelque part Antoine de Saint-Exupéry, et il me semble que l’artiste et son travail témoignent bien de cela. Et l’une de nos responsabilités, individuelles puis collectives, c’est en effet de sortir du livre, et de faire un pas en plus qui est celui de se lier à d’autres pour se servir de cette expérience « du livre », et « d’attaquer l’esprit public », j’entends là un acte Baudelairien de réveiller les consciences, résister en acte à la banalité du mal dont les humains sont capables. Le jazz, lui, naît d’une résistance, récupération d’une parole, sortie possible de l’espoir et du désespoir. Il est aussi résistance à l’oubli de ce passé de souffrance par l’exploitation, la déportation, et l’esclavage de plusieurs générations d’africains et afro-américains, mais au fond de tous les humains déplacés et chassés. Il se tisse aux musiques actuelles et au plus anciennes, du Blues à l’électro, du classique au rap, se mêle aux traditions, aux folklores des indiens d’Amérique aux Balkans, de l’Afrique à l’Amérique du sud car sa forme est avent tout un acte. Protéiforme, et liant la tradition jazzistique à l’actuel, témoignant toujours de la création des jazzeux qui ne cesse de servir la musique et de la réinventer. Le jazz c’est cela au fond, dans toute son ambiguïté et sa richesse, ne supportant aucune frontière idéologique et embrassant des styles de vie, des façons d’être au monde que l’on pourrait dire jazz, ne cédant ni au marketing musical, ni au classicisme. Car bien-sûr il y a une institution du jazz, un classicisme.
La question de l’acte jazz, ou de l’être jazz, se conjugue à la fois dans la présence d’une singularité radicale de chaque musicien, et de sa façon disons de la mêler aux autres, mais aussi de toujours partir du classique, de la tradition, de ce qui fait institution, code pour tous, reconnaissable. Un standard de jazz permet cela : il y a une structure, la même pour tous, et que tout le monde doit connaître. On la joue ensemble, c’est la grille et le thème. Une fois cette grille jouée ensemble au moins une fois complètement, l’un d’entre les musiciens va prendre la parole : c’est le moment de l’improvisation. Il jouera sa propre partition tout en étant pris dans le cadre prédéfini, alors que les musiciens derrière l’accompagnent. On ne sait jamais ce qui va se passer, ou même quand un musicien aura fini de parler, ce qui rend tout morceau de jazz absolument impossible à anticiper, et donc à chaque fois unique. Une nouvelle version à tous les coups. Mais ce qui me semble important d’articuler ici c’est que le moment d’improvisation est précisément le moment où le musicien ne pense pas, ce qui rend d’ailleurs singulier son art. Ainsi, les musiciens de jazz entremêlent chaque fois tradition et voix singulière, c’est à dire presque, vous l’entendez, institution et symptôme. C’est à mon sens une éthique et une leçon de l’artiste. C’est ce que fait très bien John Coltrane par exemple, ce qui explique sûrement la place qu’il a aujourd’hui. D’ailleurs, à la question comment vous y prenez-vous, il répondait simplement « je pars d’un point et vais le plus loin possible », à entendre aussi je pense le plus loin possible en moi….
Autrement dit, et pour reprendre mon propos, nous ne pouvons faire autrement que de remettre sur le tapis à chaque instant l’institution, toujours langagière, cet ordre, ce point de départ, cette cause, cette condition d’une parole et du malentendu. Le risque, dans mon titre, c’est le pas d’après : car nous pouvons ou devons ne pas le méconnaître pour faire exister la création singulière. Pourquoi ? Après tout la psychanalyse pourrait ronronner dans son écho aux théories des maîtres, comme le jazz pourrait aussi ronronner en essayant, comme le font certains, de définir ce qui est du jazz ou ne l’est pas. C’est cela l’institution, un classicisme mortifère, une doxa, une chapelle où nous somme appelé à être dans les clous (comme Jésus) …bref.
Si je pense que nous devons tenir bon sur la subversion de l’acte analytique ou jazz, c’est uniquement parce qu’il a des effets de sujet. Comme le tableau, la sculpture, le dessin, le poème, il me semble que ce qui fonctionne et qui montre la voie de l’acte au psychanalyste c’est du côté de ces effets de sujet. Un bon chorus de jazz laisse l’auditeur devant une impossibilité de savoir ce qu’il faut entendre, entièrement libre. Contrairement au discours universitaire qui produit de l’élève, et il en faut, au discours du maître qui produit un travailleur, et il en faut aussi, il y a dans l’œuvre un lien au Discours de l’analyste en tant qu’elle promeut un trou, en fait l’agent du discours, laissant le sujet devant la nécessité d’interpréter, de créer son propre « phrasé », soit de créer à son tour les signifiants qui vont le représenter et dans le meilleur des cas : d’en répondre. Création qui pour le coup ne pourra pas faire fi de cette rencontre avec ses productions dans ce qu’elle a de troublant, d’étrangeté.
En somme, l’œuvre fait ce que le Discours de l’analyste opère dans son émergence : Permettre aux humains une rencontre avec leur plus profonde solitude, d’aller au plus près de sa Chose, mais noué à un désir : celui de l’artiste, ou de l’analyste. C’est à dire soutenu par un désir qui témoigne d’une autre possibilité de lien : émergence du collectif.
Ce nouage, nous le retrouvons dans le jazz où se nouent vie et mort, ne cédant ni sur la mélancolie, ni sur le bonheur de lui donner une autre forme à plusieurs, induisant cette proximité logique entre la haine et l’amour. Freud lui n’hésitait pas à rapprocher l’amour et la haine de ce qu’il nommait pulsions de vie et de mort. Ainsi, nous pouvons penser que ce que l’œuvre ou le discours de l’analyste nouent, sont non seulement la vie et la mort, mais aussi l’amour, la haine, et l’ignorance. Imaginons un instant un nœud borroméen nouant ces trois passions. Cela nous renseigne aussi sur le transfert en tant que lien, superposition, entre la supposition de savoir (lien à l’ignorance) et l’amour qui se fait dans un moment où quelqu’un a à faire avec ses monstres (haine). Intrication des passions donc… réintrications des pulsions aussi… en acte.
(D’ailleurs, c’est aussi le propre du poète et je vous invite à lire Ingeborgh Bachmann, poétesse allemande du milieu du siècle dernier, avec le très bon livre de Françoise Rétif qui nous aide à lire Bachmann. Il me semble que Bachmann opère de l’écriture comme incision (étymologie d’écriture). Rétif nous dit que Bachmann introduit, non seulement la langue d’un autre dans la sienne, nous le faisons tous, mais son phrasé, si je puis dire comme on le dit en jazz. Ce sont des citations qui ne se disent pas : elle nous dit vouloir réintroduire les morts dans les vivants. Les jazzmen et jazzwomen sans le savoir le font aussi.)
Pour conclure, être jazz serait de concéder à sa propre institutionnalisation et s’en servir pour y loger sa voix singulière. S’institutionnaliser suffisamment, soit mettre les deux pieds dans l’ordre en marche et de l’intérieur le creuser, se creuser. Dig it ! Dise les jazzmen. Creuser, pour que le trou émerge de ces bords. Et que ce trou, comme le tableau, ait effets de sujets.
C’est en acte faire cap au pire, pour reprendre Beckett à mon tour, seule possibilité pour faire collectif et s’éviter la masse : Est-ce au service de l’institution ? Oui et non. Oui parce que je suis en train de dire que nous en avons besoin de l’institution, et non puisqu’en en quelque sorte c’est lui demander de se réinventer sans cesse. L’institution est ce qui nous désigne à une place, En jouer très sérieusement est plus que nécessaire pour qu’elle ne nous réduise pas à ce que chacun est en tant qu’institué : dans nos lieux de travail psychiatre, psychologue, éducateurs, infirmiers, cadres, etc. mais aussi enfant de, originaire de, sexuellement orienté de telle façon, ou encore juif, arabe, etc.
Là où l’on voit bien que le ou les fantasmes sont à l’œuvre. Creuser donc pour créer, c’est aussi concilier amour, haine et ignorance pour que les uns ne s’aveuglent pas des autres. Pour faire bords.
Cette invitation à créer et creuser est éminemment politique puisque c’est une idée du lien social qui ne se fonde pas sur l’exclusion, ni la sienne propre, ni celle des autres, mais sur la lettre : littoral entre savoir et jouissance, l’un pas sans l’autre. « Pas sans » qui est aussi celui de l’intrication évoquée plus haut. Ce « pas sans » qui s’oppose logiquement au sans, S A N S, le sans de l’exclusion, dont l’Epoque veut marquer la psychanalyse. A juste titre d’ailleurs puisqu’elle est les représentante de la castration. Les psychanalystes qui rejoignent de ce fait le statut de l’étranger, celui qui vient frapper à la porte de l’impérialisme…. Car au fonds la psychanalyse, en acte s’entend, comme le jazz encore, est un champ de résistance à toute forme d’impérialisme, de pouvoir, organisant sa perte. Comme le musicien de jazz, l’analyste, en tant qu’émergence, est orienté par le réel, à l’écoute du discours qui le fonde tout en gardant l’institution à l’oreille ou à l’œil pour laisser place à ce qui se dit. Veillant à ce que chacun reste une énigme, ou pourquoi pas une lettre… puisque que quand-même nous essayons d’écrire quelque chose ensemble qui ne l’est pas encore.
Alors quid de ma position dans l’institution où je travaille : Je tiens bon grâce à tout cela. Ce que m’enseigne l’acte jazz : La dimension éthique de ne pas céder sur son désir, c’est à dire une parole qui fasse cas de ces passions et qui soit toujours dans l’instant un acte mêlant institution et singularité. Une éthique aussi de travail de mes propres monstres pour que le passage au collectif soit d’une autre nature que celle du groupe déchaîné ! Cela veut aussi dire de ne pas rester seul face au rouleau compresseur de l’institution, comme nous le faisons ici, sans méconnaître notre solitude réelle, rencontrée notamment dans l’acte. Je n’ai aucun doute sur l’idée que ce qui est attaquée c’est la parole singulière en tant que nouage. J’y mets le plus grand sérieux à me répéter !
Voilà, merci de votre écoute et de votre patience mais encore un petit mot : le plus drôle dans tout cela c’est que l’une des meilleures leçons de jazz qu’il m’a été donné d’entendre est de Pierre Bruno : alors que l’association l’invitait à parler de son dernier livre, il s’assit et nous dit : « qu’est-ce que je vais bien pouvoir vous raconter ? ». Ça c’est Jazz !
Par Dominique Assor, le 9/11/2019 à Toulouse pour le collectif psychanalyse et politique