Cliché du transfert et son négatif
Auteur: BRASSIE Rémi
Cliché du transfert et son négatif
En proposant ce thème, j’imaginais cela comme un rejeton et une digression du travail présenté en novembre 2019 à Paris : Amour de Psychanalyse. Il s’avère que j’y retrouve la question qui m’anime et que j’essaye d’articuler sur ce qui permet qu’une psychanalyse puisse avoir lieu.
« Je définirai mon rapport à Freud comme de l’ordre du transfert négatif. » Voilà ce que répondait Lacan à la fin des années soixante-dix, lors d’un congrès de l’EFP alors qu’on l’interrogeait sur son rapport à Freud[1]. Quand on sait l’importance qu’il a donnée au retour à Freud, et à une lecture au plus près du dire de Freud, on ne peut pas entendre son transfert négatif comme un rapport hostile à Freud. Il y a là déjà de quoi attirer notre attention sur le transfert négatif tel que Lacan l’envisage, pour en réviser le cliché qu’on ne manque jamais de s’en faire.
Comme je ne suis pas professeur, mon exposé ne sera pas théorique. Il s’agira d’ordonner quelques associations d’idées en vue de leur mise en commun. A partir de quelques questions et remarques j’espère que nous aurons un échange propice à nous remuer sinon nous rafraichir les idées sur ce thème. Je serai donc le plus bref possible pour que nous ayons le temps nécessaire au débat sur lequel je compte pour serrer au plus vif ce thème.
Faufilage
En préambule, nous pouvons admettre le caractère fondamental du transfert pour la cure analytique. Cela dit, je vous propose une des quatre (donc rares) citations sur le thème du transfert négatif qu’on peut trouver dans les Écrits de Lacan : « Nous devons pourtant mettre en jeu l’agressivité du sujet à notre endroit, puisque ces intentions, on le sait, forment le transfert négatif qui est le nœud inaugural du drame analytique[2]. » C’est là une façon assez inhabituelle de poser les fondements d’une cure, qui revient alors « à induire dans le sujet une paranoïa dirigée » comme on le lit deux pages plus loin. Toujours dans ce même texte de 1948, Lacan envisage la question de la fin difficile de la cure dite didactique d’un patient se reconnaissant trop dans son analyste : « Chacun sent que l’excès de tension agressive ferait un tel obstacle à la manifestation du transfert que son effet utile ne pourrait se produire qu’avec la plus grande lenteur, et c’est ce qui arrive dans certaines analyses à fin didactique[3]. » Je retiens cette citation pour que nous ayons en tête la question du transfert et notamment négatif pour ce qui touche à la fin de la cure. On y devine déjà, en 1948, le problème de la relation imaginaire qui n’est pas le propre du transfert négatif mais qui peut y trouver via l’agressivité de quoi nourrir sa consistance. On peut aussi y entendre ce que Daniel Weiss avance dans l’intervention déjà citée, concernant un transfert de travail « négatif… juste assez » dit‑il, expression qui pourrait valoir dans la cure.
Si nous supposons avec cette thèse le caractère central du transfert négatif, nul doute que nous serons déçus du peu de références directes à ce sujet, aussi bien chez Lacan que chez Freud. Ils ne lui consacrent aucun article spécifique, à charge pour nous d’en suivre le faufilage dans leurs élaborations. Ce terme de faufilage vient ici en écho à une indication de Pierre Bruno (2003) relevée par Véronique Sidoit : « le jeu du transfert négatif est à la symbolisation ce que le faufilage est à la couture[4]. » Cette citation plaide également en faveur de l’importance de ce concept assez peu abordé. Ajoutons à l’argumentaire que dans la clinique, le transfert négatif est un point crucial : s’il est le nœud inaugural, il peut aussi être l’occasion d’un dénouement anticipé voire catastrophique du lien analytique, et pas seulement dans la clinique des psychoses. Disons pour suivre Sidi Askofaré[5], qu’il pose la question de ce que l’analyste en fait. Commençons par un très bref portrait du transfert dit positif.
Cliché du transfert
Dans l’intervention que j’ai proposée à Paris sur le transfert, j’évoque le transfert négatif. En écho à une remarque suggérée par l’exposé de Véronique Sidoit le mois précédent, j’en fais un argument pour ne pas confondre le transfert et l’amour, malgré les indications de Freud et Lacan qui font du transfert « un amour authentique[6] », « présent dans le réel[7] ». Le transfert est indissociable de l’amour, mais l’inverse n’est pas juste : la passion amoureuse n’est pas le transfert. Et si Lacan commente longuement ce discours sur l’amour qu’est le Banquet de Platon, c’est avant tout pour en extraire la dimension du transfert où le savoir s’invite à la table et permet en quelque sorte de résoudre l’énigme de l’amour. C’est par l’introduction du sujet supposé savoir que Lacan fonde la définition du transfert comme « amour qui s’adresse au savoir[8] ». Freud, soulignons‑le quant à cette question de l’amour de transfert, parle principalement de résolution du transfert. Comme je l’ai suggéré dans mon exposé à Paris, il me semble plus juste de parler de dissolution du transfert comme on peut le lire sous la plume de certains traducteurs de Freud[9], laquelle est exigée par la destination du transfert. Dissolution pourrait s’écrire « dit-solution » pour évoquer la dimension du dire. Dissolution aura peut‑être aussi l’avantage d’indiquer la négativation du transfert, et de nous ramener au propos d’aujourd’hui.
Transfert négatif n’est pas un signifiant très usité chez les lacaniens. Le concept n’a pas cours dans nos cercles, et nous en restons la plupart du temps à le rapprocher de la haine. Il n’est pas sûr que nous ayons toujours raison, et c’est à partir de cette intuition que je voudrais échanger avec vous. Cette intuition trouve aussi un appui dans le livre de Sidi Askofaré déjà mentionné qui consacre un chapitre au transfert négatif[10]. J’ai donc fait le choix du terme de cliché, à prendre ici au sens photographique, puisque j’ai l’idée que nous pourrions entendre négatif dans ce même registre, pour le différencier de la haine à laquelle on tend souvent à le réduire.
Hostile ou négatif
On peut regretter que Freud nous laisse un peu en attente sur le transfert négatif en ne lui consacrant pas de développement spécifique. Dans son texte sur « La dynamique du transfert (1912) » il écrit que : « Le transfert négatif mériterait qu’on l’étudie plus à fond, mais ce n’est pas ici le lieu de le faire[11]. » Il faudra donc comme souvent, lire entre les lignes.
Portons d’abord notre attention sur ceci. On trouve parfois chez Freud le terme de « transfert hostile » : feindselige Übertragung. Cette nuance freudienne n’est pas liée à la traduction si on se réfère à sa conférence sur le transfert quelques années plus tard où il évoque « une forme de manifestation du transfert qui, à première vue, semble contredire ce qui a été décrit jusqu’ici, le transfert hostile ou négatif[12]. » Lacan nous a suffisamment averti de la précision de Freud pour que nous ne passions pas trop vite sur ce doublement de qualificatif concernant ce versant du transfert. Il n’y aura pas, là encore, de développement plus précis sur le transfert négatif, mais Freud donne ici une indication précieuse sur laquelle notre attention doit aussi se porter. Le transfert négatif pour lui, c’est le transfert positif précédé du signe opposé[13] soit ce qu’on peut envisager comme une négativation de l’amour de transfert. Il n’apparaît que dans un second temps bien qu’il soit là dès le départ, masqué par les sentiments tendres comme il le précise, ce qui a aussi son importance.
Nous pourrions presque forcer le trait jusqu’à poser que le transfert positif et le transfert négatif c’est la même chose. La seule différence portant sur l’opposition des signes, ce qui serait probablement plus précis que le terme d’ambivalence pourtant retenu par Freud. Le caractère réversible du transfert si vous me passez l’expression, est pour Freud la confirmation de sa conception du transfert qui inclut ces deux modalités d’une manière solidaire, sans quoi nous pourrions le confondre avec l’amour et le traiter comme tel, ce qu’une psychanalyse exclut. Le transfert, Übertragung qui peut aussi se traduire par transmission, est à entendre ici comme un phénomène qui dit quelque chose de l’analysant.
Car pour Freud, le transfert est avant tout mis au compte de la névrose, et plus accessoirement causé par la situation analytique, voire l’analyste comme on peut le dire depuis Lacan. La disposition au transfert est ce qui détermine l’indication psychanalytique. Par disposition au transfert, entendons‑le sous ses deux versants : positif puis négatif. Les psychoses en sont exclues puisqu’elles se caractérisent pour Freud par l’incapacité au transfert positif et une disposition exclusive au transfert hostile. Ne faut‑il pas alors prendre au sérieux cette nuance entre hostile et négatif pour ce qui concerne le transfert ? En effet, si le transfert c’est le transfert positif plus le transfert négatif, le transfert hostile du paranoïaque pourrait être d’une autre nature de n’être teinté que de l’agressivité ou de la haine : il se caractériserait surtout de n’avoir pas d’envers. On sait aussi comment l’érotomanie dans le transfert peut poser le même type de problème en termes d’impasse pour la cure. L’approche quasi mathématique de Freud suggère, par extrapolation peut‑être, que l’usage de signes opposés autoriserai à qualifier le transfert tendre de négatif et l’hostile de positif, le plus important étant que ces deux versants puissent être présents (et solidaires) dans la cure. De même que l’hostilité seule invalide la possibilité de la cure, nous devons admettre que l’amour seul n’est pas plus facilitateur. Et nous ne sommes pas sans savoir combien certains névrosés peuvent déborder de témoignages d’affection qui ne sont pas toujours de bon augure pour la cure. Rappelons‑nous que Lacan nous prévient que « loin d’être la passation de pouvoirs, à l’inconscient, le transfert est au contraire sa fermeture.[14] » Il n’y a donc aucune raison sauf narcissique de se réjouir des tendres effusions analysantes si ce que nous visons c’est la possibilité d’une psychanalyse.
Enfin, soyons attentifs à cette autre mise au point de Freud, concernant l’efficacité de l’analyse : elle ne repose pas sur la clairvoyance ou l’intelligence de l’analysé, mais « uniquement [sur] son rapport au médecin[15] ». On ne peut dire plus clairement que l’interprétation ne vaut que dans le transfert, et que le transfert ne s’interprète pas autrement que de son propre intérieur (l’analyste y est pris, comme Lacan le montre). L’interprétation y ouvre certes la possibilité d’un extérieur, Unheimlich ou extime dirons‑nous avec Freud et Lacan qui prend sa portée dans le transfert. Dans le transfert, clairement central dans la cure, Freud retrouve la suggestion. Cependant, il la distingue de la suggestion hypnotique à laquelle il a renoncé depuis longtemps et où le rapport à la sexualité et la libido sont court-circuités dans l’influence exercée par le thérapeute. Une psychanalyse vise à ne pas court‑circuiter ce rapport, pour que l’analysant puisse après être « devenu normal » « dans ses rapports avec le médecin », dans la névrose de transfert donc, le reste « dans sa vie normale quand le médecin en aura été éliminé[16]. » Le souci éthique de Freud reste tout à fait actuel quant à la question de ce en quoi la psychanalyse se distingue des pratiques psychothérapiques.
En écho à cette distinction freudienne entre suggestion hypnotique et psychanalyse, pensons à la formule de Lacan à propos du transfert comme « mise en acte de la réalité sexuelle de l’inconscient[17] » : on peut y entendre que l’analyste doit pouvoir être un partenaire pour l’analysant : sexuel ? devrions‑nous rajouter, non sans poser la question de la limite qu’exige la cure. Ce dont il est question, c’est que l’analysant puisse avoir un partenaire. Ici, ce sur quoi Freud insiste, c’est sur le caractère de certains sujets rebelles à la suggestibilité et donc au transfert positif, qui ne peuvent pas bénéficier, pour lui, de la psychanalyse. « Lorsque la possibilité de transfert est devenue essentiellement négative, comme dans le cas des paranoïaques, il n’existe plus aucun moyen d’influencer ou de guérir les malades[18]. » On pense alors assez naturellement que si le transfert négatif est premier, il n’y a pas de cure possible.
Nous savons aujourd’hui que les choses ne sont pas aussi simples, notamment depuis que nous avons un certain acquis concernant la clinique des psychoses à laquelle Lacan a largement encouragé. D’ailleurs, il renverse la donne dès 1948 en affirmant, je le rappelle, que « le transfert négatif […] est le nœud inaugural du drame analytique[19] » puisque la cure mobilise via l’analyste, l’agressivité. Gardons en tête que le transfert positif reste ce qui se présente en premier lieu sur la scène analytique, mais qu’il ne saurait être complet sans le dévoilement de son envers, de son négatif. Sans cet envers, le transfert pourrait-il trouver sa résolution, soit sa dissolution ? Sans son négatif, le transfert positif serait‑il interprétable ? Pour rassembler ces deux questions j’en ajoute une troisième : le transfert permettrait‑il l’émergence du désir voilé par l’amour s’il ne comportait que son versant positif ? Le transfert négatif est incontournable sinon central, à condition d’être second. Sachant qu’il est là d’emblée, masqué par son versant tendre. Il ne s’agit pas de l’ignorer dans la cure qui, si on suit Lacan, s’inaugure par lui. Ce qui pose une question plus globale : une cure est‑elle possible sans le transfert négatif ?
L’avoir à l’œil
Après avoir mis l’accent sur le jeu de valeurs opposées, pour tempérer notre pente à confondre le transfert négatif et la haine, à ne voir dans le transfert négatif que l’hostilité, je vous propose de revenir sur ce versant de l’hostilité. Une hostilité qui me semble toute relative si on se souvient de la réponse de Lacan qui ouvre mon propos, et si on y accole cette autre citation de Lacan : « Nous dirons avec plus de justesse que le transfert positif, c’est quand celui dont il s’agit, l’analyste en l’occasion, eh bien on l’a à la bonne – négatif on l’a à l’œil[20]. » L’avoir à l’œil est une formule qui n’est pas sans faire écho à ma cure, et dont je vais essayer d’extraire quelques questions.
Je voudrai d’abord introduire une nuance précieuse que je dois à Sidi Askofaré, dans son livre déjà mentionné, entre méfiance et défiance[21], cette dernière caractérisant pour lui Lacan dans son rapport (de lecteur) à Freud. Sidi Askofaré indique cette nuance dans une note en bas de la page 235 que je cite : « Je dis bien de défiance et non pas de méfiance. C’est dire que je souscris tout à fait la distinction proposée par E. Littré : « La méfiance fait qu’on ne se fie pas du tout ; la défiance fait qu’on ne se fie qu’avec précaution. Le défiant craint d’être trompé ; le méfiant croit qu’il sera trompé. » »
Cette nuance nous permet de distinguer la position purement paranoïaque, celle du méfiant pour qui les voies de la parole se ferment parce que l’Autre est un adversaire et celle du défiant, qui se fie sans croyance c’est‑à‑dire sans s’en remettre complètement à l’Autre. La précaution du défiant équivaut peut‑être à la part de responsabilité qui lui revient dans le transfert. L’analyste doit d’ailleurs sûrement contribuer à ce que l’analysant puisse endosser cette responsabilité : qu’il puisse l’avoir à l’œil (ce qui fait écho à la « paranoïa dirigée » du Lacan de 1948). Vous aurez donc saisi que je fais de la défiance l’équivalent de « l’avoir à l’œil » de Lacan, en opposition ou en négatif de la confiance (se fier sans condition ou précaution, s’en remettre à l’Autre) comme équivalent de « l’avoir à la bonne. » Laissons la méfiance à part, comme forme paranoïaque du transfert : sans envers.
J’ai eu comme chacun, mon analyste à la bonne. Si bien que lorsque je lui ai trouvé mauvaise mine, que je l’ai trouvée fatiguée devrais‑je dire pour être au plus près des signifiants de ma cure, je n’ai pu résister à lui dire mon inquiétude pour sa santé. Je me suis aperçu après sa réponse, que je l’avais en fait à l’œil : « Rassurez‑vous je ne vais pas mourir dans mon fauteuil. » Il me fallait bien ça pour entendre des intentions moins bienveillantes à mes inquiétudes. Je passe sur les contingences dont elle a su tirer parti avec un aplomb à couper le souffle pour ne pas m’épargner un face à face avec la castration. Il ne faut sûrement pas se tromper quand dans la cure l’analysant manifeste son inquiétude pour l’analyste, et le lire dans son sens premier, comme vœu de mort. Il n’y a pas à s’en effaroucher : il concerne moins la personne de l’analyste que l’agressivité convoquée par l’analyse. Mieux vaut ne pas le prendre pour soi, sans quoi il y a peu de chances que l’analysant puisse en tirer parti dans la cure. Pour ma part, il m’arrive souvent d’en rire. Si j’ai attiré votre attention sur le terme de fatigue, c’est qu’il concerne un autre moment où là, j’avais l’analyste à l’œil : alors que j’étalais encore ma fatigue depuis des semaines, elle me laisse sitôt étendu sur le divan avec ces mots que j’entends d’abord comme concernant l’analysante qui m’y a précédé : « excusez‑moi, elle est fatigante, je reviens dans un instant. » A son retour, je lui fais part de mon désaccord : « Je n’en veux rien savoir, de ce qui se passe avec les autres analysants. » « Vous avez raison » me répondra‑t‑elle, faisant alors retomber sur moi ce signifiant de fatigue dont je ne voulais rien savoir, ce que je lui disais très explicitement dans mon reproche. J’associe à cet épisode une phrase antérieure de mon analyse, survenue encore dans un moment où je l’avais à l’œil : lui exprimant mes doutes sur la terminaison de l’analyse d’une de ses collègues, et donc inconsciemment sur la sienne, elle lança que « c’est au dispositif qu’il faut faire confiance. » Son invitation à la défiance m’a mis en main ma responsabilité dans la cure, et je ne démords pas de cette idée que chaque analysant doit avoir affaire à cela. Cette défiance consiste à ce que l’analysant veille à ce qu’il y ait, pour lui, de l’analyste. A charge pour lui, s’il n’y en avait pas, d’en tirer les conséquences. Aussi, son « vous avez raison », complètement désaffecté, m’a permis de prendre sur moi cette fatigue dont je ne voulais rien savoir. Quitte à être fatigué, autant se mettre au travail ! Et la cure a pu se poursuivre. Pour rajouter un élément au dossier, je dois vous signaler comment je suis arrivé sur le divan : après avoir passé une longue période dans le fauteuil à faire état de mon amour de la psychanalyse, je me trouve amené à prononcer la phrase suivante (je reste là aussi au plus près des signifiants de la cure) : « les psychanalystes me font chier ! » C’est là‑dessus que je me suis vu proposer le divan. Là où on pose souvent la question d’une sortie de la cure par le transfert négatif, nous pourrions aussi nous questionner, notamment en suivant le Lacan de 1948 sur son commencement par le transfert négatif. Ce qui, notons‑le, va à rebours de l’idée de Freud.
Cette brève évocation de moments de ma cure, me conduit mieux que ne le ferait du matériel issu de ma clinique à formuler cette question : n’est‑ce pas la fonction du transfert négatif, de conduire l’analysant à avoir l’analyste à l’œil pour qu’il puisse y avoir une analyse ? Avoir l’analyste à l’œil, c’est une façon de l’avoir en mire, voire dans la lorgnette du désir. Et somme toute, c’est bien la mise en jeu du désir qui donne à l’analyste sa position de semblant d’objet a. Par ailleurs, il faut bien que l’idylle du transfert se dissipe pour que cette dimension se dévoile. Aussi, ne faut‑il pas considérer que dans le temps du transfert négatif il y a une ouverture vers le désir ? Vers le désir au moins de faire une analyse, sachant que l’amour de transfert se présente plutôt comme fermeture de l’inconscient, équivalent au désir de ne pas faire d’analyse. Le transfert négatif n’est‑il pas ce qui déchire le voile de l’amour de transfert pour offrir une chance au désir d’être à découvert ?
Enjeux
Si on tient compte du fait que tout ce que Lacan a développé sur le sujet supposé savoir ne vaut que pour le transfert positif[22], faut‑il comprendre que le temps du transfert négatif est aussi celui de l’amorce d’une dé‑supposition de savoir ? Si dé‑supposition du savoir il y a, comment manier la cure dans ce temps‑là, sans l’appui d’un amour adressé au savoir ? Sur quoi peut alors reposer l’efficacité de l’acte de l’analyste ? Sans le secours de la supposition du savoir, le risque de sortie prématuré devient un risque majeur dans lequel l’analyste n’a d’autre recours que le pari de son acte : ne faut-il pas alors miser également sur la défiance ? Qu’il y ait de l’analyste ne relève-t-il pas purement du désir de l’analyste, sans qu’on puisse l’identifier à la personne assise dans son fauteuil ? Sur ce point, l’analyste n’est peut‑être pas le seul à pouvoir répondre. Je vous rappelle cet énoncé de mon analyste : « c’est au dispositif qu’il faut faire confiance. » Il ne s’agit pas d’un appel au transfert à la psychanalyse. Je crois plus judicieux d’y faire entendre que l’analyste est ce qui peut émerger dans le dispositif pour l’analysant, au‑delà de, ou malgré la personne assise dans le fauteuil. Si cette émergence est contingente, elle n’est pas sans lien avec la responsabilité de ceux qui occupent le fauteuil et le divan, laquelle consiste avant tout à ne pas céder sur la règle fondamentale.
S’il me semble crucial, comme l’affirme Sidi Askofaré, de faire cas du transfert négatif, c’est qu’il y a là un enjeu clinique comme un enjeu concernant la psychanalyse et sa fin.
Sur le plan clinique d’abord, on sait assez bien en quoi le versant hostile du transfert peut être difficile à manier car fortement opposé à la suggestion. On voit moins facilement comment il peut être tentant de laisser enfoui ce qui se manifeste de négatif sous le masque du transfert tendre comme dit Freud et de méconnaître les ressorts d’agressivité à mettre en jeu. De même que l’analyste peut s’épargner en épargnant l’angoisse à son analysant, il peut se dispenser de l’épreuve du transfert négatif et priver l’analysant d’une des faces du transfert. Il y a me semble‑t‑il, dans ce dont je fais état du transfert négatif, quelque chose qui relève de l’appel à l’analyste. Il convient qu’à ce moment‑là, celui‑ci sache y faire pour parer à ce qui pourrait s’enflammer du côté de la passion haineuse. N’oublions pas que la passion amoureuse menace elle aussi la situation analytique si l’analyste néglige d’y répondre comme il convient. Le risque est sûrement plus grand lorsque l’hostilité fait son entrée sur la scène analytique. Il convient donc alors que l’analyste sache opérer pour que la cure ne prenne pas une fausse sortie. Mais rien ne garantit, y compris à l’analyste le plus averti que sa réponse suffise. C’est dans son après‑coup seulement qu’on peut juger l’efficacité d’un acte. La psychanalyse m’a appris que c’est en usant de la contingence qu’elle réussit le mieux. Nul programme ne peut prévenir l’avortement d’une cure. Cela nous interdit‑il d’essayer de nous en instruire ? Il est difficile de disserter sur une sortie non concertée, sans le dire de l’analysant l’analyste reste seul à pouvoir examiner ce qu’il aura peut‑être exclu de la scène au point de forcer la sortie : ce qui y a été aboli revient de l’extérieur. Là encore, j’emprunte à Sidi Askofaré l’application de la formule de Freud à propos de Schreber au transfert négatif et à son destin[23]. Que ce soit une fin précipitée ou bien, ce qui est plus rare, une agression sur la personne de l’analyste, est‑il pensable de ne pas en partager la responsabilité avec l’analysant ?
Je finirai en ajoutant quelques questions concernant la psychanalyse et sa fin. Une cure ne traversant pas les deux versants du transfert peut‑elle être considérée comme commencée ? Une cure sans trace de transfert négatif pourrait-elle être finie ? Il ne s’agit pas de faire la promotion d’une sortie par la haine (ce que certains collègues laissent parfois entendre en citant Lacan qui n’excluait pas cette possibilité). Veillons simplement à ne pas abolir la dimension double du transfert, ne serait‑ce que pour donner une chance au traitement de la haine. Les passions ne s’éteignent ni ne se raisonnent par l’analyse, qui les mobilise dans le transfert. Cette remarque vaut également pour le transfert de travail qui traverse et noue, quand il ne les déchire pas, les communautés analytiques. Savoir y faire avec le transfert est une chose couramment attendue de l’analyste. Mais y a‑t‑il vraiment des analystes dans les communautés analytiques, hors de la cure ? Comme dans la cure, il faudra compter sur la contingence et la responsabilité de chacun pour qu’il y ait une possible émergence de l’analyste. L’analyste serait‑il celui à qui le transfert, par quelque versant qu’il se présente, ne fait ni chaud ni froid, ne réveille aucune passion, lui donnant simplement l’occasion de faire une réponse qui mette l’analysant sur la voie de sa dit‑solution ? Qu’il émerge dans les groupes analytiques suppose que nul n’y oublie sa condition analysante, pour que l’hostilité soit interprétable dans le transfert. Dans le cas contraire l’émergence de l’analyste et ses effets se verraient irrémédiablement empêchés. Mais n’est‑ce pas l’écueil le plus commun de la cure comme des groupes psychanalytiques ?
Rémi Brassié, Toulouse le 29 février 2020
notes :
[1] Rapporté par Daniel Weiss lors d’une intervention intitulée « A negative enough transference » lors de la journée de travail du Cercle freudien du 12 mars 2016 intitulée Pas sans Lacan, mais encore, consultable en ligne à cette adresse : http://www.cerclefreudien.org/daniel-weissa-negative-enough-transference/
[2] Jacques Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 107.
[3] Idem, p. 109.
[4] Pierre Bruno et Marie‑Jean Sauret, La différence freudienne, Toulouse, Erès, 2019, p. 201.
[5] Sidi Askofaré, D’un discours l’Autre, Toulouse, P.U.M., 2013, p. 229-243.
[6] Sigmund Freud, « Remarques sur l’amour de transfert », dans La Technique psychanalytique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 153.
[7] Jacques Lacan Le séminaire Livre X : L’angoisse, Paris, Seuil, le Champ Freudien 2004, p. 128.
[8] Jacques Lacan, « Introduction à l’édition allemande des Écrits » (1973), dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
[9] Voir par exemple Sigmund Freud, « Sur l’introduction du traitement » in L’amour de transfert, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2017, p.141.
[10] Sidi Askofaré, D’un discours l’Autre, Op. cité, p. 229-243.
[11] Sigmund Freud, « La dynamique du transfert » (1912), dans La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 58.
[12] Sigmund Freud, « Le transfert » (1916), dans Leçons d’introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1988, p. 420. Voici la citation allemande : « Bei seinen männlichen Patienten beobachtet der Arzt auch häufiger als bei Frauen eine Erscheinungsform der Übertragung, welche auf den ersten Blick allem bisher Beschriebenen zu widersprechen scheint, die feindselige oder negative Übertragung. »
[13] Idem. La traduction diffère entre Payot et les PUF qui ont opté pour « précédé du signe opposé » (p. 460 de la collection quadrige de 2010). Le texte allemand est le suivant : « Die feindlichen Gefühle bedeuten ebenso eine Gefühlsbindung wie die zärtlichen, ebenso wie der Trotz dieselbe Abhängigkeit bedeutet wie der Gehorsam, wenn auch mit entgegengesetztem Vorzeichen. » Je souligne la formule signe opposé.
[14] Jacques Lacan Le séminaire Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse op. cité, p. 119.
[15] C’est la traduction qu’on trouve dans la traduction des PUF, p.462, la traduction parue chez Payot est : « mais uniquement son attitude à l’égard du médecin », p.423. « Verhältnis zum Arzt » trouve‑t‑on dans le texte allemand, soit très clairement relation au médecin.
[16] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1988, p.422.
[17] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 137.
[18] Sigmund Freud, « La dynamique du transfert » (1912), dans La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 59.
[19] Jacques Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 107.
[20] Jacques Lacan, Le Séminaire Livre XI Les quatre concepts…, op.cit., p. 113-114.
[21] Sidi Askofaré, Op.cité, p.235.
[22] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, Leçon du 10 mai 1977.
[23] Sidi Askofaré, Idem, p.242