Statut de la honte et éthique du désir en psychanalyse
Auteur: URIBE Mario
Statut de la honte et éthique du désir en psychanalyse
J’ai interrogé ici le statut du psychanalyste en tant que responsor, d’abord dans la cure, et après, dans le cadre du lien social et du discours analytique dont il est le support. Le terme latin responsor doit être compris au sens étymologique, comme celui qui s’engage à répondre de la dette principale d’autrui par un échange de paroles. Cette question éthique est évoquée par Lacan à différents moments de son enseignement, notamment à propos du désir d’Antigone et de Sygne de Coûfontaine, de la responsabilité du psychanalyste et de la honte.
Dans le cadre d’une éthique de la psychanalyse orientée vers le Réel -et non pas vers le Bien-, la réponse du psychanalyste aux demandes de l’analysant dans la cure et à la subjectivité de son époque, doit obéir à une modalité de la Versagung telle que, dans le devoir du désir, il reste fidèle au commandement éthique « ne pas céder sur son désir ».
Dans le tragique antique, le désir d’Antigone permet à Lacan de démontrer la détermination extrême du destin, ainsi que la fidélité monolithique de l’héroïne à cet impératif catégorique, au prix de sa propre mort.
La question est moins évidente à propos du tragique moderne incarné par Sygne de Coûfontaine. Néanmoins, il y a un isomorphisme éthique entre la position de l’analyste et celle de Sygne. En suivant le fil rouge du désir de l’héroïne de Claudel, je retiens comme point de départ la thèse de Pierre Bruno, selon laquelle « le désir n’est rien si le sujet n’a pas fait l’épreuve de la lâcheté du désir ». Cela me permet d’introduire le surgissement de l’affect de la honte en tant que coordonnée clinique susceptible de repérer aussi bien cette orientation éthique du désir vers le réel, que la réponse éthique juste de l’analyste au formatage subjectif programmé par le Discours Capitaliste dominant.
Comment fonctionne l’éthique du désir chez Sygne, dans la perspective de la trahison qui, selon Lacan, accompagne toujours l’acte de céder sur son désir dans la destinée du sujet ? Deux moments subjectifs, définis et opposés, scandent le désir de Sygne.
Dans un premier moment, elle consent, de façon raisonnée, à céder sur son désir, pour sauver le pape et le roi, deux figures du père, en épousant Turelure, le bourreau de ses ancêtres. Ainsi, elle trahit la parole donnée à son bien-aimé et à la caste Coûfontaine.
Après ce premier choix, elle marque le refus du signifiant de l’Autre, en interposant son corps entre la balle envoyée par son bien-aimé et le corps de Turelure. C’est le prélude au dernier moment subjectif de sa tragique dérive. A partir de cet acte et durant son agonie, elle refuse le pardon à son mari, la réconciliation avec Dieu, l’assentiment de voir son fils une dernière fois et de lui transmettre son nom de Coûfontaine.
Ces derniers refus marquent un changement de position du sujet, un franchissement : de céder sur son désir, elle passe à la position de ne pas céder là-dessus. Deux négations paradoxales opèrent ici, à deux moments différents de cette cascade de choix subjectifs. Par la première, elle nie l’essence de son être, elle se dédie de la promesse faite à son bien-aimé, pour sauver le père. Par la dernière, elle nie son adhésion à l’ordre du père et rejoint son bien-aimé dans la mort.
Y a-t-il continuité ou coupure entre ces deux positions ? Il n’y a ni priapisme du désir, ni exclusion radicale dans cette dialectique. Alors parler d’intermittence, de pulsation serait plus approprié. Il n’y a pas de coupure entre le premier et le dernier refus mais une continuité. Ce non final de Sygne est donc à interpréter au sens hégélien d’une négation de la négation. Disons alors Aufhebung, dans le sens de nier et de conserver, à savoir dépasser.
L’intérêt du statut de la Versagung comme réponse de Sygne n’est pas seulement de mettre en évidence la lâcheté structurelle du désir et le non-sens du sacrifice, mais aussi de laisser entrevoir un dépassement possible, une levée de la condamnation, solidaire de la trahison, une réparation possible du désir après avoir franchi cette limite de la deuxième mort. La première Versagung illustre la lâcheté du désir : elle se dédit de sa promesse, et ce sacrifice raisonné est en réalité dépourvu de sens. Ce qui apparaissait alors comme un bien à sauvegarder, le rétablissement de l’ordre paternel, sera vigoureusement et complètement refusé à la fin. Elle donne ainsi valeur de Versagung à l’acte qui la précipite dans le duel à mort entre son mari et son bien-aimé, un acte sans sujet. Il y a là isomorphisme structurel entre l’éthique de l’acte de Sygne et l’éthique de la psychanalyse : quelque chose de l’ordre du réel soutient l’acte.
Je propose maintenant un indicateur clinique de la persistance du désir chez Sygne, malgré le premier moment de Versagung : la honte qui indique aussi sa soumission au verbe. La mort de Sygne marque la fin de cette soumission et de la honte. Par-là, elle se réconcilie avec son désir. La honte révèle la béance structurelle du sujet, car le lieu occupé par l’objet parant au manque-à-être, est recouvert pour Sygne par le blason des Coûfontaine. Ce blason vient à la place des S1 qui pointent l’objet petit a. La honte, dit Lacan, c’est « le trou d’où jaillit le signifiant maître ». Au délitement de ce blason répond donc la honte, comme un mode de traitement du réel, et comme signe de la responsabilité de Sygne vis-vis de son désir. La honte acquiert chez elle la structure d’une véritable destitution subjective et constitue le pont entre le sujet et son désir. Nous retrouvons ici la honte dans son statut de signe, le seul signe, dit Lacan, « dont on puisse assurer la généalogie » où « la dégénérescence du signifiant est sûre ». Si le signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, c’est la honte le signe qui représente la persistance du désir de Sygne pour Georges. Ceci dit, la mort de Sygne est aussi la mort du signe, la mort du blabla qui fait honte, un acte décidé dont l’horizon ultime est ce réel qui était auparavant bouché par le S1: c’est pour ça qu’il ne faut pas que ce soit Turelure qui meure à sa place. Voilà la chance de Sygne. Une chance qui est solidaire de sa radicale rupture d’avec son destin. Convenons qu’une chance n’est pas une obligation.
L’analyste, dit Lacan, est « le partenaire qui a chance de répondre ». Il répond par sa Versagung spécifique, une modalité de réponse dans le transfert impliquant et d’occuper la place vide d’où est appelé le signifiant qui vise le désir, et de refuser son angoisse à l’analysant. Voilà l’isomorphisme éthique avec la Versagung de Sygne. Une telle position, de l’ordre d’un « je ne pense pas », n’est pas gratuite, le prix à payer étant l’expérience extrême de la perte d’être, soit la place du désêtre.
Dans la société contemporaine, marquée par la dominance du discours capitaliste soutenu par les techno sciences et le discours universitaire, la question de la honte nous met sur la voie de la réponse éthique du psychanalyste au malaise dans la culture. Nous assistons à une dégénérescence du signifiant qui devrait nous faire honte. Mais, en laissant en dehors de son champ, « les choses de l’amour », la castration et la division subjective, ce discours coupe le rapport du sujet à son histoire. Il favorise l’illusion d’échapper à l’emprise du signifiant, oui peut ici égaler non. Il en résulte un déni du réel qui cache la « honte de vivre ». Le discours universitaire marque l’impossible retour du sujet sur S1 et la prééminence de la futilité du bla-bla. Il nous manque un peu de honte, nous dit Lacan à propos de la société de mai 68.
Dans l’état actuel de dégradation culturelle de la société capitaliste avancée dominé par l’impudence, le consommateur signe la mort du sujet, une jouissance illimitée lui est exigée. Il faut donc éprouver un peu de honte pour faire barrage à l’impudence et à la bouffonnerie, pour questionner le signifiant maître et le bout de réel qu’il recouvre et qui nous spécifie. Dans le cadre de cette tragédie éhontée de la subjectivité contemporaine, je ne crois pas exagérer quand je propose comme réponse éthique du psychanalyste : « cherchez la honte ». Identifier la honte permet à chaque sujet d’accrocher sa division et le signifiant maître qui peut rendre lisible son désir. C’est dans ce sens-là que je comprends la formule de Marx selon laquelle la honte est un affect révolutionnaire. En effet, chez Marx, la honte en tant qu’affect lié à l’échec de la résistance du sujet face au symptôme social est révolutionnaire car elle précède l’acte d’émancipation : c’est le moment où le lion s’accroupit et rugit en préparation de “son saut mortel”. Ce n’est que l’articulation de la honte avec l’indignation ressentie par les vaincus ou les dépossédés de l’histoire, qui peut résister au destin. La honte marque pour le sujet la possibilité de sortir de l’impuissance face à la détermination symbolique et à l’immuable du réel. D’où l’impératif éthique : effrontés de tous les pays, ¡ayez honte !
Mario Uribe
8 février 2021.