Un symptôme comme bord du corps
Auteur: DIAZ Carole
Un symptôme comme bord du corps
Préambule
Mon point de départ se trouve dans ce que fut ma trouvaille dans la cure, souligné par l’effet de nomination AE, le tout me poussant au travail. Je croiserai ce point de bord du corps avec l’écrit de Catherine Millet et ce qu’elle put, semble-t-il, construire comme bord. Toutes mes excuses à Catherine Millet si je venais à mal lire son propos ou à croire y lire ce qui n’y est pas, ce qui est bien évidemment très probable. Je tenterai de rester au plus près de ce qu’elle écrit, puisqu’elle l’écrit.
Introduction
Le névrosé se plaint à l’analyste de son symptôme. Il se vit comme empêché. Or, de quoi est-il empêché ? De tomber dans le trou. Il jouit de cet empêchement mais c’est aussi ce qui le pare du réel, de la béance structurale de son être, de tomber identifié à l’objet a, autrement dit de sa mort.
Je cite Lacan1 « Etre empêché, c’est un symptôme ». Lacan revient sur la racine étymologique Empedicare : Etre pris au piège. « Elle implique en effet le rapport d’une dimension à quelque chose qui vient y interférer, et qui, …, empêche non pas la fonction, terme de référence, non pas le mouvement, rendu difficile, mais bel et bien le sujet. »2 . Mais ce sujet, de quoi est-il empêché ? De chuter dans le trou. Lacan dit que le piège c’est la capture narcissique et c’est également ce qui borde l’image du sujet. La capture narcissique introduit, dit-il : « une limite très précise quant à ce qui peut s’investir dans l’objet ». Le sujet s’avance vers sa jouissance et rencontre cette « cassure intime de s’être laissé prendre en route à sa propre image, l’image spéculaire. C’est ça le piège ». Or le piège ou le cadre est ce qui barre la route à la chute dans une prise totale du réel.
Le déplacement opéré par l’analyse du symptôme au sinthome, vient traiter la jouissance du sujet dans son rapport au grand Autre. Le sujet peut alors se vivre allégé de cette jouissance avec un sinthome sans plainte, du côté d’une satisfaction.
Le bord que je cherchais et trouvais dans ma cure
Mon père était fasciné par le génie de Dali. Je regardais et interrogeais cette fascination. L’artiste avait crée son univers, son cadre et se nommait. Catherine Millet en parle dans son ouvrage et dit que Salvador Dali devait lui-même s’être ainsi « formé ». Je vis mon père par la même créer son sinthome au travers de son œuvre. L’œuvre de sa vie. Border sa jouissance. Ce père incarnait le père de la horde dans l’imaginaire, il l’était, père jouisseur et non castrateur. Il ne m’avait pas bordée, juste ravagée, me laissant avec une jouissance plus que morbide, dangereuse. Sa seule transmission fut sa construction sinthomatique. A cela je crus. J’aborderai dans un autre moment la question de la construction d’un sinthome, un faire avec le père sans père, un faire qu’il y ait « Du » père sans « Le » père.
Lacan3 dit de la psychanalyse qu’elle est un art : « …cet art fondamental qu’est la psychanalyse en tant qu’elle est constituée par ce rapport intersubjectif qui ne peux, je vous l’ai dit, être épuisé, puisqu’il est ce qui nous fait hommes ». Ce n’est sans doute pas pour rien que le sinthome pour le sujet s’approche souvent de la solution artistique. Ce qui est frappant, c’est que cela est déjà présent pour Lacan en 1952, et qu’il va lentement nous y amener au travers de vingt trois années de séminaire puisque le Le sinthome paraît en 75.
Le bord était trop précaire
C’est au milieu de mon analyse que je pus attraper un bord de corps sur lequel je pouvais enfin m’appuyer et me dégager de cette peur de chuter dans le trou sur un mode mélancolique, mélancolie à laquelle je croyais jusqu’alors. Un bord qui, jusqu’alors, ne me parait pas tout à fait. Un jeu de semblant d’objet trop près de l’incarner. Mélancolie que j’interrogeais toutefois jusqu’au moment de la passe et de la nomination. Puisqu’en effet, c’est après m’être nommée que je pus consentir à soumettre mon symptôme à un cartel de passe. Qu’il me nomme AE ou non, je savais quel était mon nom. Le cartel entendit ce nom et me nomma AE. C’est à la toute fin de l’analyse ou en après coup même, que j’éclairais ce que je nommais mélancolie. En effet, je pense que le signifiant mélancolie se confondait pour moi avec féminin. Un quelque chose d’irréductible que le symptôme seul ne peut traiter ou suffire à satisfaire. L’attrait du féminin continue à m’habiter et sans doute est-ce même le cœur de ce qui me fait exister. Peut-être est-ce à lier avec la dimension du ravage chez l’hystérique.
Revenons donc sur ce bord de corps. J’ai pensé ce travail alors que je tombais par hasard, et je ne crois pas tout à fait au hasard, au milieu d’un marché d’été, sur un livre de Catherine Millet Jour de souffrance. C’est quand même une chose extraordinaire, que de trouver à lire ce que l’on a, au moment, envie de lire.
J’avais tenté, il y longtemps, une lecture de son premier livre La vie sexuelle de Catherine M, 2002, que je n’avais pu terminer car il n’était que jouissance et qu’il y avait là pour moi un intenable. Dans son second ouvrage, 2008, elle s’interroge, suite à la question d’une lectrice de son premier livre, « Qu’avez- vous fait de la jalousie ? ».
Je ne me préoccuperai pas ici de la structure, puisque ce qui m’occupe en tant que psychanalyste, c’est le sinthome. Non pas que la question de structure n’intervienne pas dans le maniement du transfert, mais la direction de la cure reste dans le sens de sa visée, de la fin ou de la trouvaille possible d’un savoir y faire pour tout sujet, névrosé ou psychotique, d’une solution sinthomatique devant le trou du corps.
Je la nommerai Catherine M dans un premier temps, selon son rapport au corps. Il me parait en effet qu’elle SE nomme Catherine Millet dans un second temps au regard de son nouveau rapport au corps par son écriture.
Catherine M, celle de son premier livre donc, semble se trouver, ou se perdre plutôt, dans un « coucher avec tout le monde », nommé par sa mère. Réponse qu’elle semble donner à la question du féminin et inscription en contre à l’endroit de la mère. Je cite4 : « A plusieurs reprises pendant mon enfance, j’ai entendu ma mère qualifier de « putain » une actrice de cinéma ou tout autre femme qui s’affichait, et chaque fois, ce qui me choquait, ce n’était pas tant la vulgarité du mot que son irruption, sans que quiconque, par exemple ait sollicité son avis sur la femme en question, ainsi que la haine avec laquelle elle le prononçait. Dans ces moments là, ma mère me faisait honte, comme si elle se fût comportée elle-même de manière indécente ». Un trait pointé par la mère venant identifier ces femmes, qu’elle-même, la mère pour sa fille, dans l’envers vient aussi incarner, peut-être, au regard de sa fille. Catherine M, couche avec tous les hommes bien que partageant sa vie avec celui qu’elle aime. Tout semble se dérouler sous couvert d’une forme de liberté sexuelle.
Le corps sans bord de Catherine M.
Je cite5 : « Ce corps pouvait ne jamais rencontrer les bornes auxquelles se heurtaient les autres composants de ma personne. Il compensait provisoirement ma timidité dans les relations sociales et suppléait à un dessein intellectuel encore vague. Sans me le formuler bien sur, je devais croire en une sorte de toute puissance de ce corps, être atteinte d’une mégalomanie qui n’affectait que la pensée que j’avais un corps ». Son corps non limité est offert à tous, il n’y a aucune limite à la jouissance et franchissement de l’impossible rapport sexuel. Au travers du corps elle faisait preuve du possible. Je cite6 plus loin : « Je ne saurais dater de façon exacte le moment à partir duquel, …, mon corps s’est dissocié de mon être. La prise de conscience la plus claire en a été à l’occasion de l’écriture et de la publication de La vie sexuelle de Catherine M. Le succès rencontré par le livre accentua encore le phénomène. … Ainsi décrit et interprété, le corps de Catherine M cessa définitivement de m’appartenir en propre ». Le livre avait, semble-t-il accentué ce corps comme appartenant à tous les hommes vers un appartenant à tout le monde. Le donner à lire le donnait véritablement, il était dans le livre et le livre dans les mains de tous.
Elle décrit deux corps, un premier qu’elle nomme « relationnel » celui de l’image regardée par l’autre et un second, « le corps habitacle » je cite7 : « Pour tenter d’être plus précise, je dirais que je me sens disposer de deux corps. L’un est le corps que j’habite, ou plutôt que tel un mollusque dans sa coquille, je transporte sans avoir jamais su correctement apprécier son occupation de l’espace ». « Ce corps est une masse relativement embarrassante que je ne parviens à estimer véritablement que dans son retrait : l’empreinte creusée dans le drap froissé, la place que je laisse vide et sur laquelle, …, je me retourne »8. Jolie définition de la béance de l’être, du vide, de ce qui ne peut se dire, du réel. Je poursuis ma lecture : « Je me demande d’ailleurs si ce moment de reprise de conscience et l’impression de plénitude ressentie après la brève absence de moi- même qu’est l’orgasme n’appartiennent pas à ce registre ». Ne donne t-elle pas là une idée du féminin, une indicible disparition sans angoisse, une autre jouissance sous forme d’un corps évanoui, dans l’instant devenu impalpable ? Elle peut cerner un quelque chose de la femme dans cet instant avec un : « elle était là »9. « Locataire de mon corps habitacle, libérale dispensatrice du corps relationnel, je ne m’identifie, ni à l’un ni à l’autre. Voilà pourquoi je n’ai jamais l’impression que l’accolement de ce corps, à d’autres corps, valait pour un engagement de ma personne ». Il n’y a pas de bord de corps qui puisse la définir en tant que symptôme, qui ce dernier pourrait faire limite de jouissance. Rien ne la nomme. Elle n’est que vide, disparition. Le corps n’est pas sien.
Rencontre avec la mort
Elle perd son père, puis quelques mois plus tard sa mère dans des conditions dramatiques et violentes, dit-elle, car voulue par elle. Elle s’est défénestrée. Et la fenêtre c’est le cadre. Peut-être sa mère, n’a-t-elle pu faire avec la perte de
l’objet et collée à lui, elle l’aurait suivi dans la mort. Catherine M, décrit qu’en suivant son fantasme change, que ses séances masturbatoires jusqu’alors sans
« objet véritable », sorte de jouissance en boucle sur elle-même, se transforme. Elle s’appuie alors sur des regards rencontrés, sur des signes extérieurs qui viennent soutenir l’acte onaniste. Je cite : « Etait-ce là parce que j’allais cette fois chercher le modèle de mes partenaires parmi les personnes ayant bel et bien une identité… »10. Comme si jusqu’alors une autre image soutenait sa jouissance. Celle de la mère du côté de la chose ? « La mort de ma mère m’a cassée »11, cassée probablement à entendre métonymiquement. Son corps est en morceaux. Sur le père elle ne dit absolument rien d’autre que sa mort. Il paraît absent, mort même vivant.
Le signifiant Etre écartée
« Si je me représente de dos, comme j’aime particulièrement, c’est mon derrière surtout que je conçois en image qui m’excite moi-même, comme si je me confondais avec le point de vue de Jacques »12. Ce qui évoque le rapport sexuel, elle se fond dans l’Autre.
Elle relate un moment de l’enfance. Je cite : « On était nombreux excités par le jeu, et il arriva qu’on passât mon tour sans que personne ne s’en aperçût, sauf moi bien sûr, mais qui ne dis rien. La morsure que j’éprouvais d’avoir été écartée du jeu, effacée du champ d’attention des autres, car je n’ai jamais cessé de chercher à la réveiller »13. Elle est écartée, mais se vit comme disparue du champ de l’Autre. Quelque chose de la « morsure » ne tient pas. Dans l’instant séparée des autres, elle n’est pas. Cette tentative de réveiller la morsure qui sépare et fait corps propre reste quelque part en latence.
Elle parle des ouvrages de son mari romancier. Elle dit que dans tous ses livres elle retrouve une trace d’elle, nommée C. Un jour, jour de souffrance, elle tombe par hasard sur des photographies et des écrits de Jacques qui relatent une vie sans elle. Je cite : « En fait, il n’avait pas une double vie, …, il avait une vie, en marge de laquelle était sa vie avec moi »14. Elle s’arrête sur le signifiant « en marge », ce qui l’écarte. Elle se met alors à fouiller et à questionner cet homme.
« Il ne m’échappa pas que l’acharnement inquisitorial tournait en addiction. Les symptômes en furent la répétition plus fréquente des actes, la nécessité de douleurs plus mordantes »15. Elle cherche du côté de la morsure bien que douloureuse. « Preuves tangibles en main, je pouvais prendre un peu de répit » P
- L’effet de castration pouvait momentanément soulager : là elle n’était pas, elle était mordue et séparée, preuve en main. Elle se met alors à reprendre la
lecture des livres de Jacques et dit : « … C. ne m’apparaissait plus que comme un signe abstrait, une coquille vide »16. Elle aperçoit le vide qu’elle est. C’est elle qui voit C vide. Jusqu’alors elle était pleine.
Des scènes terribles ouvertes par elle, débutent dans le couple. « Il arrivait que nous échangions dans le calme, mais le plus souvent, et parce ce qu’il me fallait absolument retrouver sa personne entière, j’avais des réactions de boussole folle. Je commençais par secouer la tête de droite à gauche, ou par agiter les mains, puis tout le corps suivait, et les sanglots qui vident le corps. »17. Elle ne parvient pas à trouver l’Autre non barré. Il n’est pas entier, pas tout à elle. Il échappe en partie. Cette rencontre lui fait perdre la boussole, son sens, elle se vide, se perd devant la castration de l’autre. Mais ça insiste, elle cherche quelque chose. Son fantasme évolue encore : elle met en scène Jacques et une autre femme. « … Est-ce que je n’aurais pas éprouvé cette même douleur exquise à laquelle aboutissaient mes fantasmes de vérification de mon exclusion. »18. « Le masturbateur aimera la solitude, mieux, il entretiendra la sensation qui lui sera devenue délicieuse d’être contraint à la solitude, c’est-à-dire chassé, expulsé de l’espace commun. »19. Je cite encore : « … car jamais, je suppose, mon inconscient ne m’aurait fait prendre le risque de confier à Jacques le secret de mes visions masturbatoires et qui n’étaient plus que celles de ses ébats avec d’autres. Elle jouit désormais d’être écartée. Elle ne dit pas tout. Le vide laissé par l’Autre barré laisse place à un nouveau fantasme où il jouit ailleurs. Elle semble se vivre moins perdue par l’absence de l’Autre, la douleur et la jouissance se nident dans la béance. « Avant cela, je n’avais pas douté que celui qui voyait tout en moi n’expliquât pas tout, et ne pardonnât pas tout. »20. Pas tout, l’Autre est castré. « Dans une lettre ancienne, Jacques citant Lacan – « il n’y a pas de rapport sexuel » – m’avais accusée d’y « croire », moi au rapport sexuel. Si tant est que j’y ais cru en effet, …, pendant cette période de crise …, la foi m’avait certainement quittée »21. « Ma liaison avec Jacques s’était établie dans le contexte d’un certain régime sexuel qui était le mien lors de notre rencontre, qui ne l’était plus tout à fait, et il m’apparaît possible maintenant que l’évolution de nos rapports ait été prise dans le sourd abandon de ce régime. »22. Donc un réel effet de coupure semble s’opérer. « Alors que nos sempiternels débats nous faisaient revisiter le passé dans ses moindres détails, je fus frappée d’amnésie pour tous les moments de bonheur sexuels partagés avec Jacques. Il s’attachait à les sauver ; j’étais troublée de ne plus en retrouver trace dans ma mémoire pourtant si fidèle. »23. Cela ne fait plus r
Cela ne s’inscrit pas et ne fait pas tenir le bord
Elle avait, semble-t-il « tenue » jusqu’au moment de la « jalousie » où elle se trouve écartée de l’Autre, par son travail : « Le travail, y compris celui qui est librement choisi, est le moyen par lequel la société fait pression sur la personne ; mais quand il accapare celle-ci, il est simultanément la voie par où elle s’échappe. »24. Elle fait d’ailleurs également le parallèle avec ses séances masturbatoires qui l’écartent de l’Autre et parle de son « échappatoire masturbatoire ». Catherine Millet est autodidacte. Ce qui est d’ailleurs frappant, c’est qu’elle ne douta pas de sa capacité créatrice, qui lui permit sans doute de créer son magazine Art presse. Elle avait à fabriquer son espace propre. « J’étais la fille mais j’héritais du nom propre, unique point d’ancrage dans le marécage familial. »25. Et dans un marécage on peut se perdre, se noyer. Elle poursuit :
« A dix huit ans, je voulais écrire tout simplement. »26, « Je crois profondément que le désir d’écrire vient comme une nécessité en soi et que le verbe « écrire », comme « respirer », s’entend d’abord comme intransitif. »27. Or, la définition d’un verbe « intransitif », est qu’il ne concerne que le sujet, qu’il est sans complément d’objet.
Les scènes de crises se répètent. Il semble que quelque chose ne capitonne pas et doive toujours être réactivé pour produire coupure et effet. « J’attendais la délivrance de celui-là même que j’avais fait le bourreau de mon insupportable et jouissif supplice. »28. Elle sait qu’il ne peut lui donner ce qu’elle attend structurellement, symboliquement.
Elle cherche les bords de son corps : « Le petit couloir par lequel on pénètre chez nous est bas de plafond, la plupart du temps laissé dans l’obscurité, sorte de sas où l’espace se resserre brièvement entre l’enfilade de cours qu’on vient de traverser et la grande pièce qui surprend par son volume. Il est large d’a peine un mètre, juste de quoi lancer mon corps d’un mur à l’autre d’un seul jet. Je ne frappais pas le mur seulement de la tête ou de la paume des mains, mon torse ou mes épaules allaient s’y plaquer aussi. Le mouvement était violent sans être rapide, concentré plutôt, régulier. Jacques l’arrêtait en me ceinturant. »29. Elle cherche à ce que l’Autre la stoppe. Plus loin au sujet de son travail : « Ce thème régulier de la rencontre d’un corps avec une surface dure ou close doit m’occuper suffisamment (et bien avant le suicide de ma mère)… »30, un peu plus loin elle parle de « la nécessité de retenir le corps à une butée ». « … il fallait bien qu’une partie de mes facultés mentales soient aliénées, pour que la douleur physique ressentie sous le choc contre le mur ait l’effet d’un début de délivrance de la douleur morale. »31. Douleur psychique calmée par la rencontre du bord du corps mais sans inscription symbolique dans la chair, la morsure qu’elle cherche avec l’éprouvé du corps. Au sujet des crises elle dit : « … cela avait peut-être pour but de dénouer le nœud des mots qui s’étaient embrouillés. »32. Elle parait chercher du côté des mots, dans le sens d’un symbolique à ordonner. « C’est au temps de ces crises que je me suis rendue compte à quel point mon attente de satisfaction passait par la bouche. »33. Elle cherche par le corps, par la pulsion émanant du trou, ce qui se trouve par les mots eux même émis par ce qui est troué. « Comme s’il fallait tenir des idées pour que le corps tienne. »34. « Il y a donc des états psychiques dans lesquels la personne se trouve produire au moins deux avatars d’elle-même, chacun disposant d’une conscience qui permet de juger l’autre, mais sans qu’une troisième conscience, en quelque sorte intermédiaire ou supérieure, ne tranche pour décider lequel est meilleur, ou moins mauvais, que l’autre. »35.
Scène primitive, Coupure et cadre
Elle commence un « déphasage pendant l’énonciation même » dit-elle. Il se produit un décalage lors des crises : « Je m’entendais : le ton appuyé, au dessus de mon ton habituel, il me remplissait la tête. Toutefois, je répétais les mots absurdes…, je me laissais porter par eux, le temps que s’éloigne la menace de la crise. Cela ne l’empêchait pas toujours, en tout cas ça l’amoindrissait. ».
Dans son chapitre intitulé : « Dans l’encadrement de la porte », elle relate une brève tranche d’analyse et pointe ce qui ressemble à une scène primitive. (Je ne relaterai pas la première et brève tranche entreprise au moment de la mort du frère, partiellement traitée à ce moment). Elle dit : « … je regrettais l’absence d’un tiers… », « …il fallait que « quelqu’un vienne » », et c’est à ce moment qu’elle consulte : « J’ai envisagé la psychanalyse avec une sorte de détachement… ». Et c’est bien de se détacher qu’il retournait. « … il m’a dit que je n’avais pas changé… », elle entend « qu’il avait sûrement voulu faire allusion au fait que, depuis tout ce temps, je n’avais pas beaucoup progressé… ». « … n’ayant jamais été capable d’apprendre correctement à nager, terrorisée par l’abîme qui s’ouvrait sous moi… ».
Premier effet : Elle parle d’une troisième paire d’yeux celle de l’observatrice qu’elle devient qui regarde et la décale de la scène d’avec Jacques. « Elle m’y faisait pénétrer comme une hôte nouvelle, sans passé, sans histoire et par conséquent capable de s’y abandonner. ». Abandon dans les mains de l’autre rendu possible car le risque de s’y noyer s’éloignait.
Elle débute la construction d’un « fantasme » : « Même lorsque les corps sont le plus étroitement en contact, n’y a-t-il pas détour par une projection fantasmée au-delà de ce contact, -par un spectacle, fut-il mental ? » 36.
Elle attrape dans la cure le souvenir de l’ami de la mère que les enfants, son frère et elle, nommaient « PAPY ». Il était « admis » dans le couple parental que chacun eut ses amants. Semble-t-il d’ailleurs, les enfants avaient connaissance des mœurs du couple. Toutefois cette scène du baiser de la mère et de Papy dans l’encadrement de la porte restait sans traitement, sans inscription, sans morsure. Elle se construit alors une vision encadrée du couple : « J’étais condamnée au boyau du couloir, et à une vision à la dérobée, mais cadrée d’un couple. » .
« La scène de ma mère embrassant son amant sur le seuil de l’appartement familial avait appelé le commentaire suivant de la part du docteur M (le psychanalyste) : « ce qui vous a sauvée, c’est d’avoir vu votre mère dans les bras d’un autre homme. ». L’interprétation de l’analyste semble inscrire quelque chose. Papy, autre homme que le père ne semblait pas l’écarter de la mère jusqu’alors. Un homme désire la mère et inversement ce qui la sort de la scène. Un autre homme qu’elle ? Elle est exclue. « Cette vision de ma mère fit l’objet d’un début de paragraphe dans ce livre dans lequel je me plaçais, moi au centre d’à peu près toutes les scènes. Je commençais à être moins hantée par les visions de Jacques en compagnie d’autres femmes. ». Elle n’a plus besoin d’avoir recours à une autre pour s’exclure, elle est désormais hors du couple formé par la mère et Papy. Les crises s’estompent et le couple débute une autre forme de sexualité. « …les places respectives que je nous attribuais désormais l’un par rapport à l’autre m’interdisaient d’être la meneuse de jeu. … Or,si je pouvais continuer à mener de mon côté ma vie libertine, et à afficher que la liberté sexuelle, c’était « mon truc », cela ne m’était plus possible en sa présence, en raison de l’autorité symbolique que je lui prêtais au sein de notre couple. ». Elle est sortie du tout. Elle a « son truc » où Jacques n’est pas. Elle quitte l’analyste avec l’effet de la cure sans la signification. Elle reste interloquée quant à l’effet produit et ne cherche pas le sens. Comme si elle savait qu’il n’y a pas de sens à chercher. Elle lui dit en partant qu’elle ne pouvait revenir car elle avait besoin de temps pour écrire son livre. Son traitement à elle passait par écrire pour inscrire ce qui traverse entre les mots.
Catherine Millet écrivit La vie sexuelle de Catherine M avant les crises relatées dans cette nouvelle autobiographie qui suivit de près le premier ouvrage dit-elle. Elle parle du livre comme de ce qu’il est imposé de circonscrire. Toutefois, elle parle de ses oublis qui « font partie de la matière autobiographique » et qu’elle ne cherche pas à masquer. Je la cite pour clore cette lecture de son ouvrage, de sa création sinthomatique à mon sens : « Les sculptures de Picasso sont bien faites de vides autant que de pleins… ».
Que nous enseigne-t-elle ?
Une construction de bord avec un sinthom
Que son corps était sans bord. Qu’elle le perdait dans le rapport sexuel. Que cela faisait rapport. Sa rencontre avec l’analyste corrélée à son écriture lui permirent de sertir ce corps tout comme de se nommer. Elle se fait à mon sens un nom de sinthome qui l’écarte de la jouissance de l’Autre, du corps de sa mère et de la chute dans le trou. D’autre part, elle semble trouver une place de femme dans cette nouvelle position passive devant Jacques. Etait ce un féminin où elle se perdait à se faire objet ?
Catherine M cherche auprès de Jacques, un Autre. Un bord chez l’Autre ? Lacan dit au sujet de la topologie et l’espace : « Il est essentiel de saisir la nature de la réalité de l’espace en tant qu’espace à trois dimensions, pour définir la forme que prend à l’étage scopique la présence du désir, nommément comme fantasme. C’est à savoir, que la fonction du CADRE, entendez de la fenêtre, que j’ai essayé de définir dans la structure du fantasme, n’est pas une métaphore. Si le cadre existe, c’est parce que l’ESPACE EST REEL »37. Alors, qu’en est-il si le cadre ne tient pas ? On voit là assez clairement ce qui ne borde pas pour Catherine M.
Trois scènes interrogeant l’exclusio
La première rencontre restant, semble-t-il, sans traitement symbolique se situe dans l’encadrement de la porte, la mère embrasse Papy. Elle est désirée par un homme figure de père et désire cet homme. Catherine M regarde. La seconde étant ce moment où jouant avec d’autres on l’oublie et elle se vit comme disparue. La troisième, serait ce jour de souffrance où débute sa quête d’une exclusion qui la fait souffrir.
Ce qui est particulièrement notable c’est que sa trouvaille n’est pas du côté du sens mais bien du côté du corps. L’effet de cette scène primitive où elle se voit exclue est probant. Les dites crises où ce corps cherche les bords, où il cherche l’Autre qui l’arrêterait s’apaisent puis cessent. Elle trouve un arrangement avec son corps mais aussi avec celui de Jacques.
IL FAUT UN TROISIEME, Catherine M le dit, et part chercher ce troisième regard chez l’analyste. Lacan nous dit : « Un objet appréhendé, désiré, c’est lui ou moi qui l’aura, il faut bien que ce soit l’un ou l’autre. Et quand c’est l’autre qui l’a, c’est parce qu’il m’appartient. Cette rivalité constitutive de la connaissance à l’état pur, est évidemment une étape virtuelle. Il n’y a pas de connaissance à l’état pur, car la stricte communauté du moi et de l’autre dans le désir de l’objet amorce tout autre chose, à savoir la reconnaissance. La reconnaissance suppose bien évidemment un troisième…. Pour qu’elles ne soient pas forcées de se détruire sur le point de convergence de leur désir- qui est en somme le même désir puisqu’elles ne sont à ce niveau qu’un seul et même être »38. Le troisième, dit Lacan, est dans l’inconscient : « Il faut que dans le système conditionné par l’image du moi, le système symbolique intervienne, pour que puisse s’établir un échange, quelque chose qui est non pas connaissance, mais reconnaissance. »39.
Catherine M reconstruit une triangulation, l’homme qui aime la mère, elle est exclue, et Jacques qui aime quelque chose chez autre femme qu’elle.
Je cite Lacan : « Ce désir est un désir que le sujet exclut en tant qu’il veut le faire reconnaître. Comme désir de reconnaissance, c’est un désir, mais, en fin de compte, c’est un désir de rien.»40. Est-ce à dire : le désir comme devant rester inassouvi, laissant la place vide ? Lacan parle du double caractère du désir inconscient, « autre chose que quoique ce soit dirigé vers un objet ». « Le désir est un désir de manque. ». Cf le bel exemple de l’anorexique. Le désir est « au- delà du verbe », informulable, nous dit Lacan. Il faut que ça manque.
Catherine M avait un corps sans bord qui ne la retenait pas de tomber dans l’abîme. Elle interpose un bord symptôme empêchant la fuite du corps et lui donnant accès à une autre forme de « désir » que l’on aperçoit dans son nouveau mode de relation au petit autre Jacques. Elle crée une rivalité avec le « père » figure de l’homme de la mère qui l’emporte sur elle et ainsi l’écarte de la mère. Car le père est mort mais désirant. Il faut qu’il l’emporte sur le sujet : « Là est la mince passerelle grâce à quoi le sujet ne se sent pas directement envahi, englouti, par ce qui s’ouvre à lui de béance pure et simple, de confrontation directe avec l’angoisse de la mort. »41.
Lacan nous dit :« C’est à savoir qu’il y a au point de départ de la névrose une scène aperçue, la scène dite primitive. Si la scène primitive participe de cette structure, c’est sans doute en tant qu’elle la renverse. Ce renversement fait que le sujet voit quelque chose s’ouvrir, aperçoit soudain une béance dont la valeur traumatique a rapport au désir- entrevu perçu comme tel- de l’Autre. »42. Est-ce à dire qu’il y aurait pour Catherine Millet, croisement entre rencontre de la béance, de la castration et de l’exclusion de la scène primitive qu’elle reconstruit? l’Autre désire ailleurs qu’à l’endroit du sujet. Elle ne peut plus être totalement jouie par l’Autre. Il y a, nous dit Lacan, émergence du désir du sujet en tant qu’il perçoit celui de l’Autre
Plus loin, Lacan nous dit : « Se constituant comme désirant, dans la constitution même de son désir, il se défend de quelque chose. »43. Il se défend de son manque à être. Le névrosé construit une DISTANCE pour être abrité du désir de l’Autre, et par la même c’est ce qui donc protège son corps.
En conclusion :
J’ai à l’esprit cette idée que je retrouvais dans ma cure : cette rencontre avec l’unheimlich, le trou, le réel. J’ai par la suite de tout temps cherché une résolution du côté du féminin. N’y aurait-il pas quand même une recherche du féminin chez ces femmes qui tentent d’incarner l’objet pour un homme ? Ce bord fragile ou inexistant n’est-il pas cause ou effet d’une trop grande proximité avec le féminin ? Y aurait-il un parallèle entre sinthome et s’approcher d’une autre jouissance rangée cette fois dans le côté droit du tableau de la sexuation, à savoir côté féminin, c’est-à-dire d’une jouissance autre que phallique ? La bordure du corps ne permet-elle pas une approche du réel, du féminin dégagé de la crainte d’y choir dans le cas de la solution sinthomatique ? Finalement le bout de ce désir de rien n’est-il pas en rapport avec la femme en tant qu’elle n’existe pas ? Le féminin n’est-il pas un quelque chose d’éprouvé comme une sorte de disparition d’une femme dans les mains d’un homme sans pour autant qu’elle soit perdue ? N’est-ce pas ce dont témoigne Catherine Millet dans ce moment où elle se retourne sur l’empreinte laissée par son corps dans le lit ? Trace d’une absence où elle était femme. Parce que quand même, quelle femme !
Quoiqu’il en soit, un appui sur le signifiant phallique en tant que manquant reste nécessaire au sujet pour qu’il puisse être en lien avec l’autre sans y risquer son corps sauf à trouver un autre savoir y faire, un autre y mettre du père au sens de la loi et sans père grâce au sinthome.
Je termine avec Paul Eluard, le lit défait
Face aux rideaux apprêtés Le lit défait vivant et nu Redoutable oriflamme Son vol tranchant
Eteint les jours franchit les nuits Redoutable oriflamme
Contrée presque déserte Presque
Car taillée de toutes pièces pour le sommeil et l’amour Tu es debout auprès du lit.
Intervention à Toulouse le 21/10/17, Le pari de Lacan, Séminaire La réhabilitation du symptôme
Carole Diaz Carolediaz31@gmail.com