A propos des passeurs
Auteur: DELBOS Françoise
A propos des passeurs
Françoise Delbos, mai 2020
Georges Perec a écrit W ou le souvenir d’enfance en 1975, alors qu’il venait de terminer sa cure analytique avec B. Pontalis. W ou le souvenir d’enfance est constitué de deux textes qui s’entrecroisent. L’un commence par ses mots : « Je n’ai pas de souvenir d’enfance ». L’auteur tente d’y reconstruire son passé et ne rencontre que des souvenirs approximatifs ou lacunaires, flous, incertains. Il est hanté par le silence qui a enveloppé son enfance de blanc, ce blanc du non-dit qui recouvre la disparition de ses parents durant la seconde guerre mondiale, son père au front et sa mère à Auschwitz, à une date incertaine elle aussi. Le E, lettre du féminin, était la belle absente, l’héroïne manquante de son précédent livre La disparition, où le cinquième chapitre est laissé blanc, le E étant la cinquième lettre de l’alphabet et le blanc sa couleur dans le poème Voyelles de Rimbaud.
C’est alors que commence le deuxième texte de WSE qui est une fiction, la fiction de l’île W où se décrit petit à petit la réalité effroyable d’un univers concentrationnaire. Cette fiction vient dire la vérité qui a été tue au jeune Perec. Les deux textes vont ensuite alterner de chapitre en chapitre. Au chapitre 11 (c’est le 11 février 1943 que la mère de Perec a quitté Drancy pour Auschwitz, et c’est la date officielle de sa mort) cette fois, c’est non pas un blanc qui apparait, mais trois points de suspension entre parenthèses : signe graphique d’une ellipse, d’un silence, d’un blanc dans le discours, d’un manque dans les énoncés du texte, d’une omission reconnue comme telle. Et c’est le signe aussi de la position subjective de l’auteur : une chute suspendue.[1]
Au croisement des textes, dans l’intervalle de la texture, une écriture se dépose donc : quelque chose a pu se border d’un trou dans le récit, la voix a pu se manifester dans l’écriture de son silence (« Du mouvement même qui me permit de sortir de ces gymnastiques ressassantes et harassantes, et me donna accès à mon histoire et à ma voix, je dirai seulement qu’il fut infiniment lent : il fut celui de l’analyse elle-même, mais je ne le sus qu’après »[2]). Ainsi, le non-dit devient silence de la voix : l’écriture (…) en fait jointure entre le symbolique du code (le silence), et le réel d’une voix qui ne pouvait se sonoriser. Notons l’importance de la voix dans l’œuvre de Perec : sa mère se prénommait Cécilia (sainte Cécile est la patronne des musiciens). Dans W ou le souvenir d’enfance la mère de l’enfant sourd-muet, cantatrice, se prénomme Cecilia : elle périt dans le naufrage du navire.
C’est par l’entrecroisement de ces deux textes qu’un point de réel peut passer à l’écriture. Et c’est le lecteur qui, par la lecture croisée des deux textes, peut repérer ce qui fait vérité dans l’une et dans l’autre, par l’une et par l’autre. C’est parce qu’il y a cet entrecroisement là que quelque chose passe à l’écriture, se faufile dans la texture. Avec un seul récit, cela aurait été impossible…
Dans un cartel de passe, les cartellisants recueillent deux textes, ceux que chacun des deux passeurs dépose. C’est par leur entrecroisement et par ce qui se faufile, dans leur entrelacs, d’erreurs, de lapsus, de trous, d’approximations, qu’ils pourront repérer un point de réel, support du désir de l’analyste. Les deux textes sont la pince nécessaire pour attraper ce qui peut se border en écriture et pointer le désir de l’analyste. (A la fin de la cure se produit la chute des signifiants maitres du sujet ainsi que la séparation d’avec l’objet dont l’analyste se faisait le semblant. L’analyste est destitué de sa place de position de Sujet supposé savoir. Un dénudement, un évidement, souvent âpre, survient. De ce vide, comment rendre compte ? Sinon en le détourant, en le bordant, d’où l’importance de l’écriture. C’est ce point de vide qui va faire place au semblant d’objet nécessaire à l’analysant pour la cure. L’analyste-passant sait maintenant y faire, il sait être un objet, il saura en être le semblant pour son analysant et le désêtre au moment opportun.
Bien sûr le passeur, du fait de sa place dans le dispositif, n’est pas en mesure d’en dire quoi que ce soit : il n’est porteur que d’un seul texte et n’a donc pas accès à la lecture croisée, il n’a à sa disposition qu’un seul témoignage, le sien, et son opinion personnelle est inopérante à déterminer ce qui pourra ou non conduire les cartellisants à opter pour une nomination ou pas. Seuls les cartellisants ont entendu les deux témoignages. De plus, le passeur n’est pas en position tierce (dritte person) par rapport au passant, ayant été directement en contact avec lui.
Mais qu’est-ce qu’un témoignage ? Un témoignage de passeur ? S’agit-il de faire un compte-rendu le plus exhaustif possible des entretiens avec le passant, entretiens dans ce cas destinés à fournir le maximum d’éléments d’informations aux cartellisants sur la vie et la cure du passant ?
Si on considère les choses ainsi, on est dans une logique d’évaluation, qui induit que le passeur doit poser au passant toutes les questions susceptibles de permettre aux cartellisants de donner une réponse (nomination ou pas) fondée en raison…
Luba Jurgenson est traductrice, elle a notamment traduit les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov. Celui-ci a vécu l’enfer concentrationnaire de la Kolyma et il en a rapporté ces textes de témoignage, où la question du style est intrinsèquement liée au réel en jeu dans cet impossible à transmettre : c’est un réel qu’il essaie de border par l’écriture. Les évènements qui ont jalonné sa vie à la Kolyma sont repris dans différents récits, sous des angles différents, comme si le narrateur était diffracté, éclaté, comme si le sujet de l’écriture ne pouvait être porté par une seule personne (le narrateur), mais devait l’être par plusieurs témoignants.
Luba Jurgenson a également écrit L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? [3] C’est une question, une ligne de crête, comme l’écriture du témoignage en est une. C’est dicible/indicible. Elle y souligne en particulier que le témoignage des survivants est à différencier des études des historiens sur les camps. Ces derniers vont s’attacher à décrire la réalité effective des camps, de la vie et de la mort des déportés, la chronologie des faits, etc. mais concernant le témoignage de ceux qui y ont vécu, c’est non pas à la réalité mais au réel qu’on a affaire, et l’écriture de P. Levi, Chalamov, D. Rousset, Ch. Delbo, etc. montre autre chose que ce que le travail des historiens, avec les outils qu’ils se donnent, peut appréhender. Dans leurs récits écrits ou oraux, par exemple, la temporalité comme l’espace sont distordus, pulvérisés, diffractés, pour tenter de dire la torsion induite par la vie dans cet espace et ce temps de l’inhumain où le langage ne fait plus rempart contre le réel. Contrairement au travail de l’historien qui vise l’exactitude (des dates, des faits), le témoignage des rescapés en dit la vérité, toujours parcellaire.
Un témoignage n’est pas un exposé des faits. Il convoque autre chose : la position subjective du témoignant, son éthique du bien-dire, sa capacité à se laisser traverser par ce qu’il a vu, entendu, ressenti sans en occulter le réel, son désir de le faire passer entre dicible et indicible.
Pour en revenir au passeur et au cartellisant qui l’écoute (car c’est bien le passeur que le cartellisant écoute, il écoute la façon dont celui-ci témoigne de sa rencontre avec le passant, ou plus exactement de ce qui pour lui a fait rencontre ou pas avec ce passant), son témoignage est porteur de bien autre chose que d’une série de faits, d’énoncés chargés des signifiants propres au passant, aussi importants soient-ils.
Le passant parle au passeur : un texte se dépose. De par le temps où lui-même est dans sa cure, le passeur peut se laisser traverser par ce texte : du fait de la position spécifique du passeur dans sa propre cure analytique, il est dans une position subjective telle qu’il peut être une sorte de plaque sensible avec le minimum de filtres personnels, il peut en transmettre les signifiants, certes, mais aussi le réel en jeu. Il est porteur, puisqu’il s’agit d’un témoignage et non d’un compte-rendu, des effets de réel qui se sont infiltrés dans ce qu’il va amener au cartel de passe. Effets de réel qui se manifestent dans les lapsus et actes manqués, mais aussi dans le regard, la voix, le rythme, les coupures, les rêves, les affects, l’angoisse, les résurgences de souvenirs associés suscités par cette rencontre avec le passant.
Ces effets de réel cheminent jusqu’au cartel de passe qui les reçoit, en prend acte. Effets de réel qui l’impactent, le modifie aussi, suscitant également rêves, lapsus, etc.
C’est parce que la passe est une expérience, impliquant plusieurs personnes à partir de l’acte initié par le passant, qu’en rendre compte est de l’ordre du témoignage : témoignages des passeurs auprès du cartel de passe, témoignages des cartellisants à partir de cette expérience de cartel en préservant la confidentialité des propos tenus pour en élaborer des bouts de savoir. Il y a du réel en jeu et la notion de témoignage comporte cette part de réel indissociable de l’expérience. Ce pourquoi cela n’a pas à être un compte-rendu exhaustif de ce qui a été dit ou de ce que le passeur pense que le cartel de passe attendrait.
Se laisser traverser par un texte ne consiste ni à « tout dire », ni à tenter de synthétiser, mais plutôt à en restituer les torsions, les incohérences, « la poésie », le rythme…
Dans sa présentation du livre de M. Foucault sur Raymond Roussel, Pierre Macherey écrit ceci : « (…) penser des expériences, c’est comprendre leur rapport à un impensé qui ne constitue nullement un au-delà de l‘expérience, mais représente la manière complexe et tordue dont l’expérience revient sur elle-même, et s’effectue en se disant »[4]
Une passe, ça travaille, ça travaille chaque un, depuis sa place dans le dispositif. Il faut laisser le temps à ce travail de se faire. Là aussi, « Faut l’temps » pour reprendre l’expression de Lacan. Le temps d’un cheminement. Le temps d’en ressentir les effets. Le temps d’en être déplacé. Ou pas. Si rien ne se passe, il n’y a pas eu passe, c’est tout. Ce n’est pas passé, on ne peut rien dire de plus.
Mais si quelque chose passe, si l’acte initié par le passant en s’engageant dans la procédure produit ces effets, c’est-à-dire est véritablement acte, avec un avant et un après, alors il peut y avoir nomination de ce réel qui a opéré, pour ce cartel-là, avec ces passeurs-là (la dimension de la contingence est importante).
La façon dont on accueille le témoignage des passeurs est solidaire ce que représente la passe pour une association : le passeur, c’est la passe, il n’est pas inutile de le rappeler. Il en est le pivot, et la place qui lui sera accordée comme la manière dont il l’occupera dépend de la conception que l’association se fait de la passe.
Si le dispositif de la passe est considéré comme un outil de vérification, pour déterminer si on peut nommer quelqu’un à un titre (registre du « nommé à ») il s’agit d’une évaluation concernant un individu, une reconnaissance qui peut éventuellement se transformer en réassurance, voire en garantie, d’où les effets déceptifs quand il n’y pas de titre.
Les passeurs sont alors censés remettre leur rapport de façon synthétique et succincte dans le temps. Rapport qui doit être le plus complet possible pour fournir le plus d’élément permettant de juger du parcours du passant et du moment où il en est. (C’est d’ailleurs ce que le passant mûri dans cette représentation de la passe cherche à communiquer).
De ce fait, on attendra du passeur qu’il rassemble le plus d’éléments informatifs pour trancher en connaissance de cause, qu’il pose des questions au passant, et qu’il fasse un compte-rendu précis et concis. On n’hésitera pas au besoin à l’interrompre pour lui demander des précisions, etc. : tout ceci est cohérent avec une conception de la passe se situant du côté de l’évaluation.
Mais si on considère la passe comme un lieu d’école où peut s’entendre du nouveau, de l’inouï, un moment où on peut en apprendre quelque chose, alors on se décolle de l’idée de garantie, avec ce que cela peut comporter d’effets imaginaires dans le groupe, (la tendance à la pérennisation et à la valorisation de « l’AE »).
Le dispositif de la passe est un outil : on l’utilise pour faire une lecture rétrospective de son parcours analytique, et pour tenter de cerner ce sur quoi on s’appuie dans sa pratique, ce à partir de quoi on s’oriente. On l’utilise aussi quand, à la fin du transfert et à la chute du Sujet supposé savoir, on espère en apprendre encore quelque chose, arracher encore quelques lambeaux de savoir au réel. Quand, confronté au vide, on tente de border ce vide par l’écriture, quelle qu’elle soit.
Enfin, certains peuvent s’en servir comme un dispositif permettant le repérage par rapport à là où ils en sont dans un moment de perplexité ou d’impasse dans leur cure.
Le dispositif de la passe permet, lors de la procédure initiée par le passant, la mise en œuvre du désir de l’analyste. Le cartel a à en prendre acte. On a affaire alors à un lieu d’école, où il est possible de se laisser enseigner par cet acte. Ceci est très différent de ce qui, sinon, relèverait de la reconnaissance d’un parcours. En particulier, la position des cartellisants par rapport au savoir est tout à fait différente : on est là pour apprendre, non pour juger. Ou bien pour accueillir, si le passant n’est pas dans ce temps de la passe.
La nomination est nomination de « de l’analyste » (et non de l’individu) : « Il y a eu, à l’occasion de telle passe, initiée par Untel, de l’analyste qui a opéré ». C’est tout. Cela ne garantit rien, ce n’est pas un label.
[1] Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, éd. Gallimard, coll. L’imaginaire, 1975, p 81
[2] Georges Perec, Les lieux d’une ruse, Paris, éd. Seuil, coll. La librairie du XXI siècle, 2003, p 70
[3] Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? Paris, Éditions du Rocher, 2003
[4] M. Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1963, p VIII
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