Traumatisé du mépris
Auteur: BRASSIE Rémi
Traumatisé du mépris
Traumatisé du mépris
à propos du travail de publication des textes de Michel Lapeyre
Partons de l’embarras, terme proposé par Élisabeth Rigal dans son ouverture de cette mise en commun. L’embarras que nous rencontrons dans le travail de publication des textes de Michel Lapeyre. Celui du volume conséquent à traiter, mais surtout l’embarras qu’on se fait de ce qu’il a été pour nous, et le souhait peut-être de lui rendre hommage. Marie-Jean Sauret nous a permis de franchir un cap dans notre tâche en nommant cet embarras. Je le reformule ainsi : il ne s’agit pas de faire un mausolée, mais un ou des livres. En l’occurrence, c’est du recueil consacré à la politique dont je vais vous parler – nous en avons prévus trois au moins. J’évoquais la somme importante de textes, presque tous auraient leur place dans le recueil sur la politique. Un choix s’imposait donc.
Mais une première question se pose : pourquoi publier, et surtout des textes dont on ignore si Michel Lapeyre les auraient destinés à la publication ? Il ne peut y répondre : nous ne pouvons compter que sur notre désir pour porter ces textes au public. Éclairer ce désir, c’est l’enjeu de cette mise en commun, pour fonder nos choix de textes, notre ligne directrice.
Choisir, c’est exclure, écarter certains textes – sauf à vouloir tout rendre public sans intervenir sur les écrits. Choisir des textes de Michel Lapeyre, c’est déjà mettre du sien dans l’ouvrage à venir. Alors nous avons longtemps tourné autour avant de nous risquer à des choix. Puis nous avons pris le parti de les assumer. Les textes retenus pour ce recueil sont ceux qui nous parlent le mieux – de leur auteur mais surtout de son style et ses thèses. Il ne s’agit pas tant de faire le portrait de l’auteur, que de permettre à ses textes de contaminer, encore. Ses textes, aussi bien que l’homme qu’il était, ont eu pour beaucoup d’entre nous des effets de contagion : être son étudiant m’a permis de confirmer que le virus de la psychanalyse était en moi. Je vous propose de mettre un nom sur ce « virus » avec une formule que nous avons rencontrée deux fois dans les textes pressentis pour ce premier recueil : « traumatisé du mépris »1. C’est une formule qui me semble lumineuse au point que j’aimerais que ce soit le titre de ce recueil, et que je l’ai choisie pour mon intervention.
Il me semble que sous ce titre, chaque texte s’éclaire dans une intention constante de Michel Lapeyre de prendre soin de « la substance humaine » comme il l’écrit en citant Lacan, de faire cas de l’autre. C’est devenu pour moi la raison majeure de ce vœu de publication. Dans le style qui est le sien, ses écrits (comme aussi sa façon d’être) témoignent aussi bien de colères contre la canaillerie capitaliste que de l’attention la plus chaleureuse à ceux à qui il s’adresse. L’un d’ailleurs, ne va jamais sans l’autre. Si cette formule éclaire les textes que nous avons choisis, je crois qu’on peut dire que nous les avons choisis pour éclairer cette formule, que nous y avons découverte après-coup. Il ne s’agit pas, dans notre projet, de faire un florilège de textes, mais de donner à lire ce qu’il y a de singulier dans le travail de Michel Lapeyre, et qui vaut pour nous comme il pourra valoir pour ceux qui voudront bien le lire. Pour le dire autrement, ce que nous cherchons à donner à lire, c’est aussi bien sa pensée que son style. Peut-on d’ailleurs les dissocier ?
Parlons d’abord du style, qui peut en rebuter certains. Il ne se donne pas facilement à lire. Il se mérite. Si vous n’aimez pas les phrases longues, si vous n’aimez pas les adjectifs, si vous n’aimez pas les parenthèses interminables et les digressions qui vous perdent, si vous aimez les auteurs qui ne doutent pas, si vous n’aimez pas les phrases qui butent, il y a des chances que vous ne souhaitiez pas le lire. Mais si vous savez que le langage est par définition menteur, et qu’il n’y a pas d’autre voie que le contour pour cerner la chose qu’on cherche à dire, vous ferez l’effort de le lire, de le suivre, y compris jusqu’à vous perdre. Une autre caractéristique importante du style de Michel Lapeyre, c’est quelque chose de l’ordre de l’emportement. On a parfois le sentiment de lire un manifeste, parfois une déclaration – de guerre ou d’amour. Jamais en tout cas de textes froids, tous sont habités d’un désir contagieux et ont vocation je crois à emporter le lecteur, à l’encourager à frayer sa propre voie dans la doctrine analytique. C’est cette dimension là qui m’a toujours frappé chez lui, sa façon de faire école en faisant la passe – comme on dit dans les sports de ballon, aussi bien que dans la psychanalyse. Cet art de la transmission c’est aussi la psychanalyse à l’œuvre, comme pratique d’aliénation qui vise l’émergence d’un désir affranchi. Je le cite : « La psychanalyse, ce serait l’art de faire de l’autre mon maître jusqu’à pouvoir accepter de me faire le maître de quelqu’un d’autre : dans tous les cas, non en vue d’exercer un pouvoir ou de m’y soumettre, mais au contraire en y renonçant, et afin même d’organiser sa perte (Marie-Jean Sauret).2 » On reconnaîtra là le style propre à Michel Lapeyre, et peut-être sa réponse au traumatisme du mépris qui pourrait aussi être la façon de condenser les thèses qu’il a soutenues.
Que dire, en quelques mots, des thèses défendues par Michel Lapeyre ? On doit retenir sûrement la série féminin-création-psychanalyse, que j’écris en reliant d’un tiret les trois termes pour insister sur leur caractère indissociable dans les travaux de Michel Lapeyre. Je le cite dans « La conclusion reste à tirer (Coup de gueule et manifeste) »3 :
« Tant qu’elles persistent, l’espèce et l’histoire humaines prouvent au contraire, me semble-t-il, qu’il n’y a pas d’automaticité de notre destin. Ne serait-ce que grâce à l’existence, à la présence et aux manifestations de la création (y compris l’art et la science !), du féminin, et de la psychanalyse. » Il conclut le texte sur cette question :
« Mais nul ne sait encore, car ça n’a jamais été essayé, quelles seraient les conséquences qui résulteraient du fait de mettre enfin la création, le féminin, la psychanalyse au chef de la politique : c’est-à-dire au principe d’une expérience résolue de la perte du pouvoir, de tout pouvoir, sur l’autre, afin de faire vraiment un sort digne au sujet, et de donner réellement ses chances à la singularité de chacun. Alors il est temps de s’y mettre, vous ne croyez pas ? » Cette série prend son sens dans ses conséquences politiques, puisqu’au delà de la clinique qui occupait une grande part de son travail, ce sont les incidences politiques de la psychanalyse que Michel Lapeyre essayait de formuler et de transmettre. Il s’attache dans ses textes à suivre les frayages freudiens et lacaniens qui ont ouvert cette voie. Dans « La psychanalyse : l’indifférence en matière politique ? »4 on peut lire les jalons rigoureux de cette approche dans la doctrine analytique : de Freud à Lacan, la cure et sa théorisation imposent de prendre position pour l’humain et interdisent donc l’indifférence en matière de politique. Le militantisme de Michel Lapeyre s’argumente de son rapport à la psychanalyse dont il est indissociable5. La psychanalyse n’est pas, lorsqu’on le lit, la seule modalité pour « faire face au traumatisme »6, le féminin et la création complètent la série. La création, dans les écrits de Michel Lapeyre trouve une large part, sous la forme principalement des références littéraires, qui trouvent une place de choix là où les références analytiques peinent à dire ce qu’il cherche à formuler. Probablement que cela, entre autres, a donné un style assez singulier dans le monde universitaire. Mais c’est précisément ce style qui fait tout le prix à mes yeux de ces écrits : je me risque à dire que ces écrits ne sont pas des écrits d’université mais des écrits de psychanalyse. Ce qui veut dire, pour moi, qu’ils ne cherchent pas à servir seulement la production de savoir mais surtout la psychanalyse et son mouvement : aussi bien l’histoire de la psychanalyse que le mouvement de la cure.
Je ne suis pas sûr que Michel Lapeyre aurait souscrit à mon idée d’appuyer ce projet de publication sur sa formule : « traumatisé du mépris ». Elle vient certainement dire quelque chose de mon rapport à ses textes, et à l’homme. Mais c’est en passant par elle que la lecture que je peux faire de ses textes, en vue de leur publication me devient intelligible. C’est aussi en écrivant ces lignes pour m’expliquer auprès de vous que je mesure ce qui, m’ayant contaminé dans son travail, me pousse à vouloir mettre à disposition pour d’autres, ce virus dont les textes de Michel Lapeyre sont le véhicule. Il n’est plus simplement question d’hommage au maître, mais de passer le témoin. Le plus simplement possible, le plus humblement aussi, reprendre le flambeau pour que la psychanalyse ne se perde pas et se transmette. Qu’elle puisse se perdre, c’est certain. Et il en va de notre responsabilité à chacun de faire en sorte qu’elle dure le temps où elle sera nécessaire. Qu’elle dure mais sûrement pas pour elle-même. Qu’elle dure comme recours pour l’humain méprisé par le capitalisme que Michel Lapeyre n’hésitait pas à qualifier de « crime7 » « contre l’humanité »8. C’est dans ce lien indéfectible entre la psychanalyse et la politique que ces textes trouvent la meilleure raison d’être publiés
Rémi Brassié – 25 novembre 2017