Éthique du sujet Éthique de la Psychanalyse
Auteur: SAKELLARIOU Dimitris
Éthique du sujet Éthique de la Psychanalyse
Éthique du sujet Éthique de la Psychanalyse
Dimitris Sakellariou – le 8 novembre 2018 à Toulouse
Il existe une thèse de Lacan connue de tous qui se réfère à l’Œdipe, où il dit en substance que si l’on enlève l’Œdipe la psychanalyse serait un délire digne de celui du président Schreber. Il se réfère bien sur au mythe et sa fonction, qui consiste à traiter au delà de toute dimension historique ou bien de vérité des questions qui relèvent du réel et qui ne sont donc pas autrement abordables, pas plus par le discours la philosophie que celui de la science. En dehors de la dimension du mythe à proprement parler il faut souligner la dimension du tragique. Cette dimension qui se trouve en déclin à notre époque métamoderne, la psychanalyse la réhabilite en la situant au cœur même de l’éthique de la psychanalyse. Lacan y a consacré toute une année de séminaire 1959-60 sans compter les nombreuses références tout le long de son séminaire à Hamlet ou à Médée jusques y compris, plus près de nos jours la trilogie des Coûfontaine, dans la deuxième partie du Séminaire sur le Transfert. Le seul séminaire que Lacan a voulu réécrire est celui sut l’Éthique de la psychanalyse. Il en parle dès l’ouverture du séminaire Encore : « Il m’est arrivé de ne pas publier L’Éthique de la psychanalyse. En ce temps c’était chez moi une forme de la politesse – après vous j’ vous en prie, j ’vous en pire… Avec le temps, j’ai appris que je pouvais en dire un peu plus. Et puis je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement était de l’ordre du je n’en veux rien savoir » Par la suite il compare son « n’en rien vouloir savoir » avec celui de son auditoire en disant « que d’ici que vous atteignez le même il y a une paye ». J’avais décidé de prendre au sérieux cette question que j’avoue ne pas avoir comprise de suite. Pourquoi Lacan associait la réécriture du Séminaire de l’Éthique avec le savoir, qui plus est un savoir troué ? Quel lien pouvait-il y avoir entre savoir et éthique ? nous pouvons déduire que l’accès au savoir en tant qu’inconscient c’est à dire savoir d’aucun sujet, est inauguré par Freud, par son acte qui l’amènera à la découverte de l’inconscient, alors que ce qu’il cherchait c’était la cause des symptômes. L’éthique de l’acte est une éthique d’un franchissement d’un dépassement des limites. Il y a donc un lien entre l’Éthique et le savoir et ce lien est de jouissance comme l’indique Lacan dans le Séminaire Encore1. Il faut également ajouter que, parler d’Éthique pour la psychanalyse à la fin des années cinquante alors que tout le monde à l’époque parlait plutôt en termes de technique était inédit, car le terme d’éthique on le rencontrait habituellement dans le discours philosophique. La thèse que je vais défendre est la même que celle de Philippe Lacoue –Labarthe, c’est à dire que l’éthique précède la philosophie, c’est à dire le discours sur l’éthique, et ceci n’est pas sans lien avec la dimension du tragique. Des philosophes parmi les plus éponymes depuis, Platon Aristote Kant, Heidegger, Bentham, se sont penchés sur la question du bien, voire sur celle du Souverain bien, mais la tragédie précède cette élaboration. Les philosophes interprètent la tragédie après son apparition. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’une question de temporalité historique, il s’agit, osons le dire, d’une question de lieu, de topique voire même de topologie. Lorsque Heidegger se prononce par rapport à la définition de l’éthique philosophique occidentale comme éthique du bien, il précise qu’il convient de faire un pas en arrière « Schritt zurück », sauf qu’il ajoute une précision supplémentaire : il s’agit plutôt d’un avant, d’un en deçà de l’Éthique du bien. Bien sur nous parlons habituellement de l’Éthique du bien de façon globale et nous y reviendrons car nous rencontrons même chez Aristote des sérieuses nuances. Peut – être nos pouvons ici avouer que la lecture par Lacan des philosophes, voire la traduction même de la langue grecque, tout en étant souvent pertinente est souvent lapidaire, et qu’il s’autorise parfois certaines libertés en pliant différentes thèses à son propre usage sans sourciller afin vraisemblablement de construire sa propre approche dans le champ de la psychanalyse. Cela l’emmenait parfois à moins reconnaître les emprunts conceptuels à leur juste proportion. Autrement dit il a toujours corrigé et remanié ses références avec son génie habituel dans le but avoué de les plier au Discours ou à la cause analytique.
Avant d’avancer sur la question du tragique à partir de la pièce d’Antigone de Sophocle précisons cela qui va mieux en le disant, même si peu de personnes ignorent qu’il n’y a aucune commune mesure entre éthique et morale cette dernière conservant des racines qui trouvent leur origine dans la religion. Nous pourrions ajouter que la morale, surtout comme morale du bien, voire celle qui consiste à faire le bien politique par la propagation du bonheur ou bien par de bonnes œuvres, activités auxquelles s’adonnaient jadis les dames patronnesses, a son envers, qui n’a pas échappé à Lacan dans son fameux article de Kant avec Sade. Il faut dire que le siècle dernier a pu connaître l’horreur absolu des guerres de destruction, témoignant d’une désintrication pulsionnelle, qui laisse la pulsion de mort dans la pureté de son œuvre destructrice. Il est frappant de constater que le XXe siècle s’est voulu humaniste (Cf. Sartre et bien d’autres) Mais ces « humanitaireries » comme s’exprimait Lacan ont du mal à cacher que l’humanisme a son envers c’est à dire un nombre impressionnant de cadavres. (cf. Pol Pot au Cambodge), de nombreuses purifications ethniques ont eu lieu dans notre propre continent, qui se caractérise pourtant généralement par un style de vie plus soft dans la mesure où nous vivons à distance des foyers incandescents de guerres et autres destructions de tous genres. Finalement les diverses expéditions humanitaires se sont mises au pas du marché. Elles proposent même leurs services pour la reconstruction lorsque les ruines représentent un intérêt économique pour le capitalisme globalisé. Généralement tous ces malheurs sont considérés comme des tragédies mais au sens métaphorique, banal. Car les tragédies de l’antiquité grecque se caractérisent par le fait qu’elles ne constituent pas des événements réels, mais bien des œuvres qui se jouent sur une scène devant un théâtre où le public venait gracieusement contempler tout ce qu’il y a de plus extrême, à la limite de l’inhumain. Ainsi cet « avant » du commentaire Heideggerien ne signifie pas seulement l’antécédence par rapport à l’élaboration de la pensée du souverain Bien c’est à dire d’une éthique qui dans Aristote se caractérise comme science du bonheur. Cet avant signifie que « la tragédie recèle un impensé qui, pour ne pas avoir été pensé, attend encore de l’être et configure ainsi un avenir2 Cela consonne je pense bien avec la définition lacanienne dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de l’inconscient comme non né, non réalisé.
La tragédie note Lacoue-Labarthe se situe au delà de deux points de franchissement : Le premier correspond au fameux potlatch c’est à dire la « destruction maitrisée des biens ». L’autre point de franchissement correspond à l’au delà du bien, c’est à dire au beau, et le commentaire de Lacan commence, s’ouvre sous le signe de cet élément3
La catharsis comme essence de la fonction tragique.
Le sens du mot catharsis n’est pas univoque. On le rencontre chez Freud avant l’introduction de l’ Œdipe et avant la découverte à proprement parler de la méthode psychanalytique. Catharsis signifie aussi bien purgation4 ( au sens médical) que purification rituelle. Finalement Lacan adopte la signification d’apaisement en accord avec Aristote. La catharsis serait un dépassement de Φόβος et έλεος, de la crainte et la pitié. La question demeure pourtant : comment et pourquoi la tragédie apaise ces deux affects
Philippe Lacoue-Labarthe mentionne en cinq points l’interprétation de cette thèse : la pièce commence par le constat qu’Antigone est déjà morte comme le note Nicole Loreau, relevant l’horreur de son supplice, elle qui se sait enterrée vivante. Il s’agit d’un choix absolu d’une position éthique radicale puisqu’il n’y a même pas d’alternative. C’est l’apophanie de l’être-pour-la-mort (Sein-zum-Tode) Heideggerien. L’évidence par le choix de donner une sépulture à son frère Polynice mort dans le combat contre Etéocle qui a réfusé l’alternance pourtant convenue à la tête du royaume de Thèbes, après que les deux frères aient chassé leur père Œdipe représentant eux mêmes les fruits incestueux de ses épousailles avec sa mère Jocaste.
Pour Lacan ce n’est pas la pièce qui compte, c’est Antigone comme seule héros tragique qui est du côté de l’hubris La démesure. Tandis que Créon qui, se trouve lui du côté de l’éthique du bien, loin d’être du côté de l’hubris il est du côté d’αμαρτία, que Lacan choisit de traduire comme de l’erreur de jugement. (Il ne suit pas ainsi la thèse hegelienne de l’antagonisme à égalité des deux lois ou principes). « Le bien dit Lacan ne saurait régner sur tout, sans qu’apparaisse un excès dont elle nous avertit des conséquences fatales (…) Par où s’avère que la tragédie est une objection première à l’éthique du bien ».
Le troisième point est celui où Antigone se situe εκτός Ατας, dans le texte au delà de l’até de l’αλλότρια άτα c’est à dire commente Lacan l’até de l’Autre Cette malédiction, cette chaine de malheur qui frappe la famille des Labdacides, l’até, du nom de cette déesse sombre, incarne la punition, le destin sombre consécutif à un acte punissable. Or les enfants d’ Œdipe se trouvent dans cette ligne de l’Atè (fatum en latin) de l’atrocité du malheur φρικτό αποτρόπαιο en grec. C’est le cœur qui entonne cette marche ce franchissement pour Antigone qui pour Lacan s’associe au pur désir de mort et précise –t-il que ce désir de mort est désir de l’Autre qui est à l’origine de tout. Après la mort des deux frères Etéocle et Polynice c’est Antigone qui immortalise cette Até. Le chœur du premier στάσιμον commente cet état d’ « entre deux morts » épreuve paradoxale de quelqu’un qui se dirige vers la mort tout en étant déjà mort. Nous reviendrons plus loin sur cette question de la première et deuxième mort en lien avec la loi du langage.
Le quatrième point concerne le fait qu’Antigone se réclame des lois non écrites, c’est à dire comme n’appartenant n’étant représentées dans aucune chaîne signifiante commente Lacan (324) encore une limite radicale qui renvoie à l’ex nihilo autour de quoi se tient Antigone. « Ce n’est rien d’autre que la coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence du langage. » conclut Lacan. En effet cela constitue un contraste flagrant avec la subjectivité de notre époque et l’exigence largement exprimée que tout puisse s’inscrire dans les lois civiles y compris l’interdit de l’inceste !
Last but not least, le point qui semble inaugural dans le commentaire lacanien est celui de la beauté, du beau comme l’entonne encore une fois le chœur : Έρως ανίκατε μάχας : Amour invincible au combat. On connaît la thèse lacanienne selon laquelle le beau la beauté constitue le voile de la castration L’effet de beauté est en effet aveuglant car il dissimule ce qui se passe au delà et qui « ne peut être regardé ». Il est vrai que le plus souvent le beau protège de l’outrage, mais comme le fait remarquer le poète Hölderlin, lorsque Antigone se compare à Niobé, se pétrifiant, c’est à dire à un inanimé, alors elle fait signe au désir de mort5. Il s’agit la d’une certaine conjonction mystérieuse du beau au désir qui constitue encore une hubris un outrage. Derrière cet éblouissement c’est « le rapport de l’Homme à sa propre mort » qui s’exprime comme le précise Lacan.
Ces points de franchissement successifs soulignent une homologie entre la thèse principe du plaisir et l’éthique du bien, ainsi qu’un lien entre ce franchissement même et l’au delà du principe de plaisir qui correspond à l’œuvre freudienne à la formalisation de la pulsion de mort et l’impératif surmoïque de la jouissance.
Pour Bataille un pas supplémentaire est fait lorsqu’il soutient que la psychanalyse procèderait de ce qu’il appelle « l’horreur tragique6 » Pour autant la question se pose de pouvoir repérer comment procède la « traversée cathartique » de la crainte et de la pitié. Cette traversée est –elle repérable parmi les héros ? Ou bien s’agit-il de ce qui se révèle par l’action, par le drame lui –même comme le soutient Aristote c’est à dire par leur propre destin.
L’intuition d’Aristote
Il y a un paradoxe chez Aristote lorsqu’il parle dans deux endroits différents à propos de la catharsis et de la mimésis en tant qu’effets produits par le déroulement de la tragédie. Dans le livre VIII de la Politique il y a un passage où il compare les effets de catharsis quasiment à une cure médicale Jacob Bernays insiste pour traduire cela comme une métaphore : Κάθαρσις signifie en grec pour lui deux choses : soit une expiation d’une faute grâce à des rites ou cérémonies sacerdotaux, soit le soulagement d’une maladie par des moyens médicaux. Or Aristote ne se réfère pas à des cérémonies qu’elles soient de fumigation ou de lavage, mais insiste sur les effets affectifs que ressentent les initiés7 Lacan commente cette thèse Aristotélicienne : « Après être passés par l’épreuve de l’exaltation de l’arrachement dionysiaque, provoqué par cette musique sils sont plus calmes. Voilà ce que veut dire la catharsis (…) évoquée au VIIIe livre de la Politique ». « Pour tous », dit Aristote, « se produit une purgation et un apaisement accompagné de plaisir ». Ce que Lacan appelle l’intuition d’Aristote en passant par un retour à l’Esquisse… de Freud passe par une question : Quel est donc ce plaisir auquel on fait retour après une crise qui se déploie dans une autre dimension et à l’occasion menace le plaisir ? Si le plaisir correspond au niveau de l’appareil psychique à une décharge (visant à ramener au minimum d’une excitation, que se passe t-il en deçà de l’appareil ? C’est le lieu où Lacan situe « le redoutable centre d’aspiration du désir » C’est le Das Ding freudien, le réel de La Chose qui, pouvons nous dire se trouve au delà du fantasme, Le vide, le non-être, le rien lui même. En deçà de toute expérience subjective La Chose est aussi le lieu d’où s’origine la Jouissance (excitation de l’appareil psychique poussée aux limites de la tolérance du sujet, au point ou il n’est souvent pas possible de la distinguer de la souffrance). Évidemment de là à comparer l’effet mis en avant par le philosophe Stagirite à un aperçu du trajet d’une analyse est aussi une audace à laquelle tout le monde ne va pas succomber, mais laissons la question ouverte pour se centrer sur l’idée qu’on peut se faire de l’idée d’Aristote sur le plaisir. Dans l’Éthique à Nicomaque le plaisir constitue l’index de toute réflexion sur le bien de l’homme ce qui rappelle à priori une étique hédoniste. Pour autant l’axe principal de l’éthique Aristotélicienne est celui de la distinction. Tous les plaisirs ne se valent pas, ainsi que tous les biens en eux mêmes. Ce qui importe n’est pas si un plaisir est vrai ou pas car le bien propre de l’homme ne peut être jugé que conformément à une droite règle. Si la règle de μεσότης, la tempérance est une des règles qui conduisent vers le souverain Bien il n’en reste pas moins qu’il existe bien un point de butée c’est l’attraction d’un désir susceptible de réduire à néant tous les effets de la droite règle8 Ainsi la reconnaissance d’un excès que la tragédie met en scène est une reconnaissance implicite qui rend énigmatique de l’incidence d’un désir qui passerait par l’ορθός λόγος. Aristote évoquera également la tragédie dans la Poétique en encourageant le poète à trouver et faire usage judicieux des données de la tradition. Il s’explique en trois possibilités selon que le héros tragique sait ou ne sait pas (la teneur du forfait à venir).
1 il connait le forfait comme par exemple dans Médée d’Euripide qui tue ses enfants.
2 il l’ignore, et c’est au moins le cas d’ Œdipe de Sophocle.
3 le héros se dispose à commettre par ignorance un acte irréparable et reconnaît ce qu’il fait avant de le commettre et c’est l’exemple d’Hémon, fils de Créon dans Antigone, qui soulève a répugnance du philosophe et annule l’effet tragique et le coup du malheur. Hémon se suicide après avoir manqué de courage devant l’adversité. Dans l’éthique à Nicomaque il précise que mourir pour échapper à la pauvreté ou à un chagrin d’amour est un acte de lâcheté par conséquent cela reste incongru alors qu’une attitude tragique est loin d’exclure le courage. Alors que fait Antigone pour Aristote ? Elle va avec fermeté devant son Até. Elle affronte le coup du malheur. Pendant que Créon l’interroge :« Et ainsi tu osas passer outre à ces lois ? Cette question s’entend comme celle d’un maître plutôt que la présence d’un vrai désir rend imbécile et fou, car ce désir fait vaciller sa maitrise dont il relève l’hubris. Antigone répond : « Car Zeus n’était nullement celui qui m’a proclamé ces choses, ni même la Justice séjournant avec les dieux d’en bas » Elle refuse l’idée que c’est Zeus qui lui a ordonné d’agir ainsi, ou même que c’est la Justice habitant avec les dieux chtoniens Elle n’agit ni sur l’ordre de dieu ni sur celui de la justice car le désir comme tel n’admet ici ni concession ni compromis :
L’enjeu de la tragédie est donc qu’elle s’origine de la Chose soit ce qui du réel pâtit du signifiant et la catharsis survient en tant que mimésis (imitation, mise en scène d’une action grave qui autorise le plaisir. Il convient de préciser ici que le terme de plaisir chez Aristote ne relève pas de l’hédonisme, mais de Χάρις du verbe χαίρω qui signifie joie rejouissance. Ce terme de mimesis me paraît important car il n’est pas réductible à l’imitation. Un tableau de peinture, par exemple les pommes de Cezanne ne sont pas une imitation des pommes, Lacan le fait assez remarquer en disant : «plus l’objet est présentifié en tant qu’imité, plus il ouvre cette dimension où l’illusion se brise et vise autre chose (…) chacun sait qu’il y a un mystère dans la façon qu’a Cézanne de faire des pommes, car le rapport au réel tél qu’alors il se renouvelle dans l’art, fait alors surgir l’objet d’une façon qui est lustrale qui constitue un renouveau de sa dignité…». Pour Heidegger :9 «l’oeuvre d’art ne représente jamais rien (…) n’a rien à représnter, étant elle-même ce qui crée tout d’abord ce qui entre pour la premère fois dans l’Ouvert». La thèse de Lacan est radicale : «Il s’agit toujours dans une oeuvre d’art de cerner la Chose» tandis que pour Heidegger (mais n’est-ce pas aussi pour Lacan l’oeuvre d’art est éprouvée en tant uqe ce qui paraît Φαίνεσται selon son είδος10 C’est le Beau comme εκφανέστατον comme ce qui paraît avec le plus d’éclat. Cet εκφανέστατον (ekphanestaton) ne constitue-t-il pas une préfiguration de ce que Lacan formalisera autour du concept du semblant ? Lacoue-Labarthe relie l’esthétique et l’éthique dans l’écriture du néologisme « Esthéthique » en revenant sur l’origine du mot Ήθος (éthos) qui signifie en grec le lieu sauvage, le repère, la tanière, ce serait le lieu de la Chose « lieu de puanteur de corruption ouverte comme un abime » tandis que de l’autre côté il y a le lustrum moyen de purification11 « La Chose donc est l’horreur » mais ajoute Philippe Lacoue –Labarthe, dans le lustre qui la purifie et doit la purifier. Le Beau (…) le sublime n’en est pas moins aveuglant ».
La traversée de la loi12
Le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse soutient deux thèses de Lacan largement connues du public. « Le désir c’est la loi » ainsi que l’impératif lacanien, énoncé comme « ne pas céder sur son désir » qui a fait couler beaucoup d’encre parmi les psychanalystes mais aussi au delà. Ces deux thèses dignes des maximes Kantiennes ne sont pas si transparentes ni explicites que cela. Car si nous prenons à la lettre le commandement éthique de ne pas céder sur son désir nous pouvons conclure certes hâtivement à partir de l’analyse du cas d’Antigone que la psychanalyse pousse au sacrifice, ce qui de nos jours prend une dimension particulière depuis l’arrivée des kamikazes contemporains qui essaient de nous faire croire que le comble du sublime c’est de se foutre en l’air par un acte aussi héroïque que définitif en emportant si possible un certain nombre le maximum possibles de « mécréants », c’est à dire tous ceux qui ne comprennent rien au sacrifice de sa vie au nom de la Jouissance de l’Autre . Il m’arrive alors de me rappeler la chanson de Brassens « mourir pour des idées » qui dit que le sage tourne au tour du tombeau, car il n’est pas particulièrement pressé de passer de l’autre côté. Il a pourtant toujours été clair que pour la psychanalyse le sacrifice, pas plus que l’héroïsme, non seulement ne représentent pas du tout des exemples de vertu mais constituent plutôt des conséquences du commandement surmoïque de la Jouissance de l’Autre, du moins telle que le sujet se la représente ou l’interprète. Si l’en deçà mythique du désir, son origine est la Chose, et si ceci est incarné sur le plan structural par ce que Lacan appelle le désir de la mère, le sujet n’est point tenu de sacrifier son être à l’autel de ce désir car il y a la loi du père et la métaphore paternelle qui produit la signification phallique soit ce manque généralisé qui révèle que l’Autre manque aussi et que la castration de l’Autre est une condition préalable à l’avènement du désir du sujet. Ce résumé théorique elliptique est loin de rendre compte du fait que l’orientation de l’éthique psychanalytique est vers le réel c’est à dire de quelque chose qui est au delà des lois du langage et du symbolique qui lui ne peut en aucun cas le recouvrir ce réel. Mais comment peut-on expliquer que si le désir est équivalent à la loi cela ne conduit pas forcement au sacrifice. L’enjeu n’est pas uniquement d’ordre éthique il concerne aussi un autre enjeu pour la psychanalyse, c’est à dire la possibilité même d’une fin conclusive d’une cure, ainsi que la possibilité de saisir quelque chose dans ce désir fou qui consiste à venir occuper cette position du semblant d’objet pour qu’un autre sujet puisse s’orienter dans sa propre cure.
Lacan passe par l’analyse de l’histoire du sacrifice d’Abraham avec le remplacement au dernier moment d’Isaac par la figure d’un animal totémique qui représente un exemple d’obéissance, puisqu’il s’agit de sacrifier ce qu’un parent a de plus précieux dans sa vie, c’est à dire son propre enfant à la volonté de jouissance de Dieu. Et il faut dire que ce Dieu des juifs se montre particulièrement cruel au point de se demander s’il n’y a pas un lien entre cette cruauté avec le drame horrible qu’a connu l’humanité lors de la dernière grande guerre. L’autre question est aussi celle de savoir s’il n’y a pas non plus de lien avec la croyance ou conviction que le peuple Juif est universellement le peuple élu de Dieu. Cela nous entraine à un détour du côté de l’origine de la loi à commencer par les mythes Freudiens celui de Totem et Tabou et celui de Moïse.
Y a-t-il un rapport de la loi au réel ? Lacan répond que non « La loi ne traite pas le réel parce que le réel n’a pas de loi. Il y a deux temps dans l’instauration de la loi selon Lacan : Le premier est celui des lois du langage qui soustraient de la jouissance du vivant. Il s’agit de la loi de la castration qui nécessite à son tour un consentement de la part du sujet. Le deuxième temps correspond à la loi du père qui assume le retour du vivant de ce qui a été mortifié par la jouissance. Pierre Bruno le formule ainsi : « Le Nom du Père 13n’est pas la fonction qui soumet la vie à la loi mais c’est la fonction qui soustrait la loi à la mort ». Nous pouvons soutenir qu’il y a une correspondance structurale entre le mythe freudien de l’Urvater, le père de la horde et les lois du langage tandis que le père qui nomme ne se laisse pas réduire à du signifiant. Le père dit Lacan c’est quelqu’un qui se lève pour répondre. Dans Totem et tabou le père figure deux fois : comme Dieu et comme animal totémique Freud interprétera cette double présence du père comme liée à l’ambivalence entre le père de l’amour et celui de l’hostilité nous pouvons remarquer que la scène du meurtre contient une double signification. La première signification est prise dans un déni. Le déni du meurtre du père, dira Freud, c’est de penser que c’est lui qui l’a ordonné. Cela constitue un refus de savoir alors que du même coup cela permet de prêter à Dieu un désir. Comme le sacrifice commémore la culpabilité les fils cherchent à apaiser par des offrandes les dieux, les satisfaire pour qu’ils ferment les yeux sur la faute.
La seconde signification du sacrifice toujours selon Freud exprime la satisfaction procurée par l’abandon de l’ancien substitut du père, celui de l’animalité au profit d’une représentation plus élevée qui est celle d’un Dieu. Tout se passe comme si le sujet cherchait à endormir le père en lui promettant obéissance pour ne pas à avoir à assumer son propre désir. Enfin Freud qui pensait que la castration aurait pu régler la jouissance dans le rapport à la loi est bien obligé de constater que c’est impossible et ce sera la thèse qu’il va défendre dans son écrit sur analyse avec fin et analyse sans fin. Alors la question rebondit comment s’émanciper finalement de l’Autre pour le sujet comment parvenir à se passer du père tout en s’en servant. Une analyse permet au sujet de se faire un aperçu sur la jouissance la plus intime qui constitue un nouage de sa vie psychique. Si la pulsion se constitue à partir du besoin elle ne peut que passer par le signifiant. Pour autant l’Autre, même en tant que lieu du signifiant, se trouve d’emblée marqué par l’objet. Cela constitue un bout de réel qui résiste comme tel au Nom du Père, et n’est pas résorbable par le symbolique, ce qui se vérifie par la façon dont Freud a trouvé des surnoms à ses patients, qui désignent la singularité de leur rapport à la jouissance (L’Homme aux rats l’Homme aux loups etc. ). Ce réel peut indexer la direction que doit prendre la cure comme une boussole. Lacan pose dans le séminaire sur l’Angoisse que l’angoisse est surmontée quand l’Autre s’est nommé. Du même coup c’est nommer la pulsion elle même ce qui donne un aperçu sur cet objet incastrable dont l’extraction a été épinglée par Lacan comme désaïfication14. Quand l’Autre s’est nommé et quand l’objet a de la jouissance la plus intime est aperçu une perspective de la fin se présente. Si comme il indique dans le même séminaire il n’y a de cause qu’après l’émergence du désir il n’y a pas de cause d’avant parce que la cause est du non réalisé. L’objet cause alors a un effet le désir mais en tant qu’ »effet qui n’arien d’effectué Un désir doit produire sa cause en passant par la nomination de l’objet. L’effectuation du père sa fonction comme père réel agent de la castration tient à cette part de Jouissance non résorbable. Son statut, il le tient du couplage de l’Autre de la loi avec la jouissance. L’analyse peut conduire au point ou la réalité sexuelle de l’inconscient permet l’extraction de ce noyau de jouissance que le père recelait dans le fantasme dans sa monstruosité. Seule une traversée ou bien un retournement de ce dernier permettra au sujet de s’en dégager
1 Lacan J. Encore Séminaire XX Le Champ Freudien Paris Seuil 1975
2 Thèse relayée par P.Lacoue-Labarthe in De l’éthique à propos d’Antigone Lacan avec les Philosophes Paris Albin Michel 1991 p.25
3 idem p.26
4 Selon les travaux de Jacob Bernays de la famille de sa femme Martha
5 Lacan établit une équivalence entre le désir de mort et le désir de remonter à l’origine du langage. Op.cit. p.28
6 Cité Par P. L-L. op.cit p.29
7 mentionné chez Pierre Christophe Cathelineau dans Lacan Lecteur d’Aristote Éditions A.L.I. Paris 2002 p.97
8 idem p.102
9 Heidegger L’origine de l’oeuvre d’art
10 Ce qui renvoie à l’idée platonicienne
11 Lustrum s’origine de λούω =laver purifier mais signifie aussi le bourbier
12 J’emprunte cette formule à Isabelle Morin
13 Bruno Pierre La Passe Toulouse P.U.M. 2004 p. 244
14 Séminaire Livre XVI D’Un Autre à l’autre