Etre de Filiation, être de symptôme
Auteur: BRUNO Pierre
Etre de Filiation, être de symptôme
ETRE DE FILIATION, ETRE DE SYMPTOME.
Intervention de Pierre BRUNO à Toulouse
décembre 2017
P. BRUNO :
Juste un mot sur le titre générique, si je suis bien informé, de votre séminaire, la réhabilitation du symptôme. Je trouve que c’est un titre qui tout à fait bienvenu. Mais simplement, ma question, ça serait : pourquoi le réhabiliter ? Peut-être que si j’avais eu mon mot à dire, j’aurais dit « application du symptôme ». Parce que d’une certaine façon, pourquoi parler d’habilitation ? Il y a dans la communauté des analystes, si tant est que ce soit une communauté, ce qui n’est pas absolument sûr, quelquefois une empreinte péjorative ou défective qui porte sur ce mot « symptôme » et notamment je pense à la thèse d’une psychanalyste qui définit, ce qui me paraît un contresens total, le symptôme comme ce qui masque l’inexistence du rapport sexuel, alors que de mon point de vue, c’est d’ailleurs ce que j’essayerai finalement de développer , le symptôme, c’est ce qui marque, et non pas masque, ce qui marque le fait que le rapport sexuel n’existe pas. S’il n’y avait pas le symptôme, nous n’aurions aucune idée de cette inexistence du rapport sexuel.
Je vais suivre des voies autoroutières. Donc, ça ne sera pas un cheminement buissonnier, mais peut-être un cheminement irradiant si possible, c’est-à-dire que je vais essayer à partir de la question du symptôme, d’ouvrir en somme en étoile un certain nombre de questions qui m’apparaissent fondamentales pour ce qu’il en est de notre rapport à la psychanalyse qui est évidemment très divers selon les uns et les autres. Je crois qu’il faut partir de cette idée qu’il y a une grande disparité dans le rapport des uns et des autres à la psychanalyse.
Je vais partir de ce que je considère comme un axiome qui m’était venu et qui me sert de boussole depuis assez longtemps qui est que seul le symptôme sait. Je m’explique sur cet axiome. Il n’y a rien d’original, sinon peut-être la formulation, à savoir qu’il y a antinomie entre le sujet et le savoir. C’est ce qu’on peut d’ailleurs noter en observant simplement que dans le quadripode du discours, Lacan a tenu à distinguer le terme du sujet et le terme du savoir et que rien ne permet de rejoindre ces deux termes. Par rapport à cette première remarque, qu’est-ce qu’il en est de la vérité ? Ce qu’on peut dire de façon assez banale, c’est qu’elle n’est pas toute appréhendable. Je signale cependant au passage – je ne peux pas m’éviter de temps en temps un petit chemin bucolique – qu’il y a eu dans les années 60 – 70 un grand débat entre Lacan et certains de ses élèves puisque certains de ses élèves considéraient que la nouveauté de l’enseignement de Lacan, c’est qu’il y avait une sorte de dissolution de la catégorie de vérité. Et Lacan va rectifier le tir en disant « Mais non, la vérité, c’est vraiment ce qui est au cœur de la quête d’une psychanalyse. » Simplement, c’est la question sur laquelle il va apporter à la fin de son enseignement une réponse avec Les formules de la sexuation, simplement c’est une vérité qui ne peut pas être toute appréhendable, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun moment dans lequel on puisse espérer, on peut dire ça comme ça, que la vérité du sujet corresponde avec le savoir. Autrement dit, la cure a quand même pour vecteur cette quête de la vérité qui n’est jamais que la vérité du sujet. Ça n’est pas la vérité de « il pleut en ce moment dehors ». C’est la vérité du sujet. Et cette vérité, au terme des séances qui se succèdent, elle vient au jour par fragment et elle ne peut venir au jour par fragment que dans ce que dit l’analysant, qui constitue finalement le parcours analytique à proprement parler. Et cet ensemble de fragments de vérité qui surgissent au fur et à mesure de la succession des séances, finissent par composer un puzzle dont l’analysant, au terme de son analyse, se rend compte qu’il n’est que l’image de ce qu’il a cherché et trouvé. Mais la question qui se pose alors de nouveau, c’est celle que j’indiquais dès le départ, c’est que ce puzzle, une fois qu’il est en quelque sorte, je vais oser dire complet, c’est-à-dire on n’a plus de pièces à y mettre, est-ce qu’on peut dire que cette image constitue le savoir qui a été pourtant au départ la motivation d’entrée en analyse ? Avec le fameux « se connaître soi-même », dont Lacan dit, alors qu’il est un grand admirateur de Socrate, qu’il éconduisait les candidats à l’analyse qui venaient le voir en lui disant « je veux me connaître moi-même ». Il leur disait « C’est un malentendu ». Alors, il y a donc une recomposition du passé dans le cours de l’analyse, mais il faut bien considérer que ce qui peut être considéré comme la fin d’une analyse, c’est le fait de prendre acte que le puzzle étant complété, c’est-à-dire qu’aucune pièce nouvelle ne puisse, sinon de façon parasitaire, y être ajoutée, l’original cependant de ce passé recomposé est perdu pour toujours. Il y a une parole de Goethe qui est très forte là-dessus, c’est : « le passé n’existe pas ». Hier soir, je parlais du rêve, certains d’entre vous peut-être étaient présents et c’est la même chose avec le rêve. Le rêve, une fois que vous l’avez rêvé, il est perdu. Vous allez essayer par le récit de le retrouver d’une façon ou d’une autre, mais vous savez bien que ce que vous retrouvez, ça n’est pas le rêve. C’est tout à fait autre chose, au point qu’hier je faisais la remarque que finalement, il fallait une certaine dose d’audace sinon de culot pour penser que le récit du rêve correspond à quelque chose qui a existé. Personne ne peut en apporter la preuve. Alors, au-delà, ce qu’on peut dire d’ailleurs par rapport à cette question, « le passé n’existe pas », c’est-à-dire qu’une fois le passé recomposé au terme d’une analyse, on s’aperçoit que l’original est perdu. L’original, c’est ce que vous avez vécu. Vous l’avez perdu. Quand ce point arrive, alors Goethe, lui, dit parce que d’une certaine façon, il a une position assez profane sur la question, il dit « le passé n’existe pas ».
Mais si on prend par contre un philosophe comme Platon, il y a quand même une place non négligeable du passé. Platon pensait qu’on pouvait au moyen de sa catégorie de la réminiscence, il pensait qu’on pouvait retrouver l’original de ce passé recomposé. C’est même ce à quoi il a donné un nom, c’est ce qu’il appelle l’Idée – enfin, dans la traduction, bien sûr – qui est en fait d’une certaine façon pour nous le réel. Paradoxalement, l’idéalisme de Platon, c’est un réalisme absolu. À ceci près que ce qui fait que c’est quand même une philosophie idéaliste, c’est que Platon pense que ce réel-là, à savoir l’Idée, on peut peut-être y avoir accès. Donc, ce n’est pas des choses qui viennent comme ça de la veille. C’est des choses qui sont dans l’histoire humaine presque, on peut dire, originaires.
Au-delà de ce que je viens de dire, qu’y a-t-il ? On ne peut pas dire de cette vérité dont j’ai dit, même si nous avons ce puzzle, nous ne pouvons pas considérer qu’elle est équivalente au savoir. Qu’est-ce qu’on peut en dire de cette vérité que nous avons réussi à agréger en quelque sorte, si j’ose dire ? C’est la vérité qui est agrégée, pas le prof. Est-ce que c’est une demi-vérité ? Évidemment quand je pose la question de cette façon, on pense à l’image de Lacan qui est assez formidable, la moitié de poulet pour définir le sujet. Nous sommes des moitiés de poulet. Mais je ne suis pas tout à fait satisfait par ce terme de « demi-vérité » puisque, de ce qui manque à la vérité pour être pleine, on ne peut rien dire. Et certainement pas que la partie qui nous a échappé, ça n’est qu’une moitié. Parce que pour dire « moitié », il faudrait définir ce qui justement nous échappe. Donc, je pense qu’on ne peut pas dire une demi-vérité. Et ce qu’on peut aussi commenter par rapport à cette question de la vérité, c’est que la vérité, contrairement à ce que notre compatriote génial Descartes nous a appris, on ne peut pas dire que cette vérité soit une évidence et de ce fait, on ne peut pas dire non plus qu’il soit possible sur cette évidence de construire le savoir. Lacan a beaucoup commenté ces questions-là qui ne sont pas des questions philosophiques. Ce sont des questions psychanalytiques. Parce que c’est des questions qui permettent de mettre en confrontation ce qu’il en est de la science et ce qu’il en est de la psychanalyse. Puisque l’idée de Descartes, c’est qu’à partir de l’évidence, je pense ou je rêve, je suis, je doute, je suis, etc., on pouvait construire ce qu’on appelle nous le savoir scientifique. Mais dès lors que cette évidence est un leurre, on voit à partir de là comment, en tout cas en ce qui concerne la psychanalyse, on ne peut pas bâtir la psychanalyse sur le leurre de cette évidence. J’en ai parlé un petit peu hier soir, mais je disais et je le rappelle un peu de façon résumée. Supposons un rêveur qui ne se réveille jamais. Après tout. Un rêveur qui ne réveille jamais ne peut pas faire la différence entre le rêve et la réalité et donc il ne dispose pas, c’est ce que je disais hier, de la contradiction qui permet à l’évidence de se fonder sur l’existence de ce qui n’est pas réalité, c’est-à-dire sur la différence entre le rêve et la réalité. Alors, si elle n’est pas évidence, qu’est-elle aux yeux de la psychanalyse et notamment aux yeux de Lacan ? C’est une citation de Lacan quand il parle d’ailleurs de Descartes, je crois, il dit que la vérité, c’est un évidement. C’est un évidement, c’est-à-dire qu’en somme, on pourrait dire que c’est ce qui faisant trou dans le savoir, dont on ne sait pas ce qu’il est, va permettre de construire les bornes de ce savoir autour de ce qui fait trou et de ce qui va rester faire trou. Voilà comment on peut envisager la question de la vérité.
Par rapport à ces questions-là, je n’ai pas encore, je crois, prononcé, sauf pour le titre, le mot « symptôme », mais vous voyez bien qu’il est là, il est présent. Il est en coulisse. Il n’attend que le moment pour émerger. C’est-à-dire que c’est justement parce qu’il y a ce trou qu’on ne peut border, une fois qu’on a pris acte qu’il y avait trou, que le symptôme va surgir comme étant ce qui sait ce qu’il y a dans ce fameux trou, mais sans que le sujet puisse le savoir, sinon par l’interprétation du symptôme, sachant que l’interprétation du symptôme ne va pas faire disparaître le trou. Autrement dit, qu’il y a une irréductibilité du symptôme de ce point de vue là, qui est liée à cette structure même que j’ai essayé de mettre d’emblée en évidence. D’ailleurs, alors là je ne vais pas en parler maintenant, mais j’ai trouvé, il y a quelque temps, une formule de Lacan qui dit, c’est dans l’avant-dernier séminaire, je crois, non, ce n’est pas le moment de conclure, c’est… enfin, peu importe. Je retrouverai l’exacte référence. Il y a une formule de Lacan qui m’avait frappé parce qu’elle est l’exact contraire d’une formule sur laquelle beaucoup, y compris moi-même à un moment donné, ont basé leur enseignement, à savoir la formule de Lacan, c’est : « le sujet, le S1 ne représente pas le sujet pour un autre signifiant ». J’ai trouvé ça dans l’avant-dernier séminaire de Lacan.
C’est dans L’insu que sait de l’une-bévue, s’aile à mourre. Je pense que c’est là-dedans. Je vous donnerai tout à l’heure dans la discussion la référence exacte. Alors, je le rappelle au passage parce que dans la transcription de ce séminaire par Miller, non pas dans l’édition du Seuil qui n’existe pas encore, mais dans Ornicar ?, Miller zappe cette formule. Et je pense qu’il y a là un point de doctrine essentiel qui est passé à la trappe au moyen de ce zapping, de cette phrase qui effectivement est étonnante, parce qu’elle contredit les 30 ou 40 années antérieures de l’enseignement de Lacan. Et si j’ai le temps de le faire, je vous expliquerai pourquoi de mon de point de vue dans la discussion. Miller là-dessus se fourvoie totalement. Alors, le savoir désormais, puisqu’il n’est pas accessible par le chemin de la vérité que suit le sujet, le savoir, il est désormais que dans cette chose que nous appelons le symptôme. Il n’est pas ailleurs. Il ne faut pas le chercher ailleurs. Et ajoutons que c’est un savoir, mais c’est un savoir qui ne se sait pas. Autrement dit, il n’y a pas une sorte de réflexivité du symptôme qui ferait que le symptôme saurait finalement le savoir qu’il sait. Non, c’est un savoir qui ne se sait pas. C’est ce qui justement exige une interprétation où le sujet prend un risque par rapport à ce savoir. En temps normal, ce que j’appelle le temps normal, c’est l’absence d’analyse, une définition du temps normal finalement. Le symptôme quel qu’il soit, hystérique, obsessionnel, etc., le symptôme est une carotte qu’on agite au bout d’une ficelle pour faire avancer les ânes que nous sommes. C’est ce que les psychanalystes appellent, à juste titre d’ailleurs, jouir phalliquement du symptôme, la jouissance phallique qui est attenante au symptôme. Et ça nous fait marcher, nous les ânes, parce que dans le symptôme, il y a une face désir qui est recelée. Et c’est cette face désir qui nous fait marcher. L’objectif finalement d’une psychanalyse, parce que là j’ai présenté l’image de cette carotte qui est au bout d’un bâton et qu’on essaye désespérément de la rattraper, donc l’objectif d’une psychanalyse, ça serait de manger la carotte, d’arriver à manger la carotte. En fait, c’est que c’est quand on ne marche plus, c’est-à-dire quand on se sépare de la jouissance phallique attenante au symptôme qu’à ce moment-là, c’est comme ça que je définirai de façon, si vous permettez, culinaire ou alimentaire la fin d’une analyse, il se passe ce miracle que la carotte vient toute seule se placer dans votre bouche. Elle n’attendait que ça. Ça veut dire que finalement c’est peut-être pour cette raison que Lacan dans dernière partie de son enseignement a réorthographié le symptôme comme sinthome, c’est tout simplement parce que le symptôme, c’est ce que vous aimez vraiment. Vous, vous ne savez jamais ce que vous aimez. Le symptôme lui sait ce que vous aimez. Et donc à la fin d’une analyse, la carotte vient se placer dans votre bouche. Si vous n’aimez les carottes, vous pouvez imaginer un autre légume.
Le plus étonnant dans tout ça, c’est ce qui valide la part de vérité que l’analysant au terme d’une analyse a réussi à attraper, c’est ce que disait Freud finalement. On se retrouve moins angoissé ou pas angoissé du tout, on se retrouve apaisé. Freud disait, c’était quelque chose que Michel Lapeyre disait, vous allez vite savoir pourquoi pour ceux qui connaissaient ce cher ami, on travaille de façon joyeuse. Autrement dit, et c’est là peut-être qu’il y a une différence entre l’enseignement de Lacan et l’enseignement de Freud, c’est que Freud propose, comme vous le savez, la triade symptôme – inhibition – angoisse, alors que me semble-t-il pour Lacan, il y a plutôt une discontinuité entre symptôme d’un côté et angoisse et inhibition de l’autre. Je vais essayer de vous dire rapidement pourquoi. C’est parce que comme Lacan le dit, le symptôme, il donne cette définition, c’est la nomination du symbolique. Je viendrai tout à l’heure sur la question de la nomination. Et en même temps, il dit qu’à ce moment-là, c’est le quatrième rond, à savoir le symptôme, qui est ce qui permet de nommer le troisième ou qui permet de nommer un des ronds, c’est-à-dire le symbolique. En fait, si à la fin d’une analyse, on suppose, ce qui à mon avis se vérifie, que l’inhibition et l’angoisse disparaissent, ça veut bien dire que le quatre ici commande le cinq, c’est-à-dire l’inhibition comme nomination de l’imaginaire et l’angoisse comme nomination du réel. Autrement dit, à un moment donné de son enseignement, Lacan dit, je suis en train d’arriver à compter jusqu’à six. C’est ça le six de Lacan. Et on voit bien que dans cette suite numérique, le quatre, c’est-à-dire le symptôme, commande ce qui peut se passer dans le cinq et dans le six. La vérité, la seule chose qu’on puisse en dire, c’est que c’est un morceau fini. Il y a une définition, enfin pas une définition, une phrase d’Alberto Caeiro, je ne sais pas si vous le connaissez, c’est un des pseudonymes de Pessoa, qui est assez formidable puisqu’il dit de façon radicale, un peu comme la formule de Goethe tout à l’heure : ce qui n’est pas fini n’existe pas. Je trouve que ça nous donne une certaine idée, enfin ça nous permet de parler de l’infini autrement. Ce qui n’est pas fini n’existe pas. Alors, la vérité donc, c’est un morceau fini et le fini de ce morceau, c’est quoi ? C’est pour ça que j’ai intitulé mon exposé être de filiation, être de symptôme, c’est que justement la vérité, c’est un morceau fini quand vous avez fait le tour de votre être de filiation, tout simplement. La question n’est pas très compliquée. C’est-à-dire ce morceau fini, c’est ce que vous pouvez arriver à savoir au mieux, au plus pour reprendre l’image du puzzle de tout à l’heure, de votre être de filiation, c’est-à-dire de votre complexe d’Œdipe. Je trouve que le rejet de l’Œdipe par certains psychanalystes est d’une telle hérésie qu’à mon avis, la frontière passe là, c’est-à-dire quand on rejette l’Œdipe, on n’est plus dans la psychanalyse. Et ce n’est pas pour être nostalgique par rapport à Freud, c’est tout simplement parce que c’est vraiment le cœur de la question de l’être de filiation. Mais évidemment qu’il n’y a pas que l’être de filiation. Dans la pratique de la psychanalyse, je le faisais remarquer ce matin, c’est finalement assez rare qu’on aille en deçà dans cette quête de la vérité des arrière-grands-parents. Quelquefois, il peut y avoir une poussée de fièvre vers les arrière-arrière-grands-parents, mais c’est plutôt rare. Si vous numérotez les choses, que vous dites, vous, c’est 1, vos parents, c’est 2, les grands-parents, c’est 3 et après le 4, franchement, ça commence à être le brouillard complet, sinon l’absence totale. Bien sûr, c’est d’ailleurs quelque chose que pratiquent certains, vous pouvez recourir à un généalogiste. Mais vous savez bien que vous n’apprendrez rien de plus avec un généalogiste, en tout cas rien de plus qui soit de l’ordre de la vérité. Ça sera éventuellement de l’ordre du savoir informatif, mais rien de l’ordre de la vérité. On peut vous raconter par exemple, puisqu’on est à Toulouse, qu’un de vos ancêtres, c’est Pierre de Fermat. Ça n’aura pas de conséquence. Vous pouvez même croire en Dieu, c’est-à-dire dans le premier créateur. Mais j’ai toujours été frappé par quelque chose qui me paraît incohérent dans la théologie, c’est que quand même quand vous faites votre arbre généalogique, l’arbre devient de plus en plus porteur de branches qui s’éloignent et qui se multiplient au fur et à mesure que vous passez d’une génération à l’autre. Et comment se fait-il qu’à un moment donné, cet arbre en quelque sorte change de sens pour avoir un point d’origine unique ? Je trouve qu’il y a une inconséquence logique, en tout cas, à cette idée du monothéisme. C’est quand même quelque chose à quoi, y compris les mathématiciens, se sont confrontés sous d’autres noms. Parce que je pense que les mathématiciens sont avant tout de grands théologiens. Par exemple Cantor dans son histoire d’Aleph-0 ou d’Aleph-1 et après il les a numérotés, toutes les considérations sur l’infini, etc., tout le débat qui a eu lieu dans le courant du XXe siècle sur le fait de savoir, sur le fait de la puissance du continu, c’est-à-dire si on pouvait concevoir une suite numérique dans laquelle il n’y ait aucun vide ou pas, personne n’a tranché le débat. C’est bien que la question de Dieu là-dedans reste de l’ordre du mythe, de la fiction. Après tout, on peut être attiré par des fictions qui peuvent avoir des effets heureux. Je fais remarquer quand même que croire en Dieu, c’est-à-dire croire qu’à un moment donné, l’arbre généalogique se referme en losange en quelque sorte, le fameux losange de Lacan, la formule du fantasme par exemple, c’est poser qu’il y a une relation d’inceste entre tout le monde, mine de rien. J’ai un exemple clinique authentique de quelqu’un, son père lui a appris qu’il avait fait un don de sperme anonyme. Et quand il a appris ça, il s’est dit « Maintenant, est-ce que j’ai épousé ma sœur ? Est-ce que je n’aurais pas épousé ma sœur ? » C’est bien un inceste généralisé qui se présente là.
Alors, à partir de là, à partir de cette première considération, je vais vous poser une première définition du symptôme pour justement marquer ce passage de l’être de filiation à l’être de symptôme. Le symptôme, c’est un phénomène de corps. Pour autant que pour tout un chacun, il n’y a de symptôme que parce qu’il y a l’incorporation de l’Autre. Donc, on est toujours dans un phénomène de corps. Ça ne veut pas dire un phénomène forcément biologique. Non, mais c’est le fait qu’il y a cette incorporation de l’Autre qui produit notre corps pulsionnel et c’est à partir de là qu’on peut penser le symptôme. C’est le problème qui est très complexe, et je signale au passage qui est très complexe y compris chez Lacan, de l’identification primaire. Et donc le symptôme émerge une fois que vous en avez fini finalement avec votre être de filiation, à partir du moment où il y a un point de défaut qui se manifeste concernant justement votre être de filiation. C’est-à-dire qu’à partir du moment où l’être de filiation se retrouve en face d’un trou, là il y a un point de défaut et c’est dans ce point de défaut que le symptôme émerge. Donc, il émerge toujours. Autrement dit, c’est comme ça que je présenterai la chose, à ce point-là, à ce point de défaut où l’être de filiation, on ne peut pas aller au-delà, le réel du corps, je vais utiliser cette formule, le réel du corps pense et se dit « comment vais-je arriver à faire savoir à cet acharné du généalogique qu’est l’analysant, on peut dire, un obsédé du généalogique qu’il y a autre chose que papa – maman ? ». Voilà, la question du symptôme, elle est là.
Je pourrais m’arrêter là, mais je vais quand même continuer un petit peu. Je ne pourrai pas aller jusqu’au bout, bien sûr. Un des paradigmes de la chose, c’est le symptôme hystérique. Relisez les études sur l’hystérie qui sont quand même des choses extraordinaires. Prenez le cas d’Élisabeth V.R., vous vous souvenez de la configuration. La sœur meurt, le beau-frère se retrouve libre puisqu’il est veuf. Il plaît à la sœur. Elle ne veut pas le savoir et la conséquence, il y a naissance d’un symptôme de conversion. Alors, je trouve que, comme vous le remarquez sans doute, ce symptôme-là ne se coule pas entièrement dans ce que je viens de dire du symptôme en tant que se manifestant au défaut, le manque de l’être de filiation. Parce que ce qu’on peut se dire, c’est que tout simplement, si la sœur avait demandé le beau-frère veuf en mariage, il n’y aurait pas eu le symptôme. C’est-à-dire qu’elle aurait en quelque sorte aboli son symptôme, enfin empêché son symptôme de se manifester en s’inscrivant dans un être de filiation. Donc, l’exemple est intéressant quand même de ce point de vue. Autrement dit, à ma place, c’est ce que pourrait dire Élisabeth, le symptôme dit ce que je ne peux pas dire et que je ne sais pas, mais que le symptôme sait, à savoir, s’adressant à son beau-frère : je t’aime. La jambe qui traine de la pauvre Élisabeth, c’est un message qu’elle adresse à son beau-frère, sauf que le beau-frère apparemment n’est pas tout à fait capable de traduire correctement ce message pourtant parfaitement clair : je t’aime. Alors simplement, on voit bien que dans ce sens-là, comme le rêve, puisque c’est aussi une formation de l’inconscient, le symptôme se sert du rébus. Après tout, nous pourrions imaginer, vous voulez traduire, vous voulez envoyer un message sous forme de rébus à quelqu’un que vous aimez. Pourquoi ne pas lui dessiner une jambe dont on voit qu’elle est un peu paralysée, en forme de dessin. Je suppose que vous en êtes capables. Donc, on a vraiment le rébus là. Mais simplement, à la différence du rêve, le symptôme concerne l’éveillé. Sauf peut-être ce phénomène un peu particulier sur lequel Bernadette Etcheverry, je pense qu’elle est par là, avait dit quelque chose très juste une fois. Je ne sais même pas si vous vous en souvenez. Je ne sais plus ce que vous aviez dit, mais ça m’avait frappé. Vous aviez trouvé une explication du somnambulisme.
B. ETCHEVERRY : Oui, c’était l’équivalent du passage à l’acte. Le rêveur qui est somnambule, le somnambulisme, pour moi, ça serait, je leur ai posé la question d’ailleurs, l’équivalent du passage à l’acte, celui qui est éveillé.
P. BRUNO : C’est ça. Un passage à l’acte du rêveur, de celui qui est endormi.
B. ETCHEVERRY : Celui qui dort. Parce que souvent ça vient à la place du rêve justement.
P. BRUNO : C’est très intéressant la question du somnambulisme de ce point de vue. Parce que c’est une mobilisation du corps pour le coup sans qu’il y ait réveil. Et d’autre part, la différence entre le symptôme et le rêve, c’est que le symptôme la plupart du temps, il y a des symptômes transitoires, mais souvent ils s’inscrivent dans la durée. Il nous reste un petit quart d’heure. Qu’est-ce que je vais vous raconter ? Si je continue à ce rythme, j’en ai pour trois heures.
Dans le livre Une psychanalyse : du rébus au rebut, j’évoque ce que j’ai appelé, c’est quelque chose que j’avais avancé quand on faisait le séminaire ici même avec Marie-Jean Sauret, la diagonale du symptôme. Je trouve qu’il y a quelque chose de juste dans ce qui m’était apparu, ça m’était venu à partir d’une articulation de la séquence clinique concernant la petite Sandy, cas dont une analyste nommée Anne-Lise Schnurmann. Cette séquence clinique est reprise par Lacan dans le séminaire IV de la relation d’objet. Et quand on va voir le texte, je suis allé voir le texte d’Anne-Lise Schnurmann, c’est intéressant parce qu’elle explique bien, de façon très factuelle, comment ça s’est passé au départ. Quand Sandy était toute petite, à cinq ou six mois, sa mère en la changeant avait l’habitude de la chatouiller avec ses propres cheveux. Et à ce moment-là, Sandy était très excitée et tirait les cheveux de sa mère. Et quelque mois plus tard, elle va se mettre à tirer les cheveux des enfants et elle va être réprimandée pour cela. C’est de ce menu fait finalement, finalement on peut dire que c’est un symptôme le fait de… je ne vais pas tirer les cheveux de Fabienne par exemple, ça serait un symptôme. Non. C’est à partir de ce menu fait qu’il nous semblait qu’on pouvait mettre en rapport sous forme de diagonale deux éléments. Le fait que le sujet, ici Sandy, veut que l’Autre, c’est-à-dire l’Autre maternel, soit à sa disposition, c’est-à-dire que la mère la chatouille avec ses cheveux quand elle en a envie parce que ça l’excite, mais évidemment le problème, c’est qu’à un moment donné, ça s’arrête, c’est-à-dire que le sujet ne peut plus faire que l’Autre soit constamment à sa disposition, s’il essaye de renouveler le processus d’excitation. Mais cela étant, le sujet ne veut pas pour autant être à la disposition de l’Autre maternel. C’est-à-dire qu’elle ne veut pas être en quelque sorte chatouillée tout le temps par sa mère, par les cheveux de sa mère. Et c’est dans cette contradiction entre le sujet qui veut que l’Autre soit à sa disposition et le sujet qui ne veut pas être à la disposition de l’Autre que va naitre le symptôme d’aller tirer les cheveux des autres. C’est-à-dire de se mettre à la place de l’Autre qui la chatouillait auparavant, c’est-à-dire d’acquérir la place de la toute-puissance de l’Autre, sans pour autant, puisque c’est elle qui tire les cheveux , être à la disposition de cet Autre. Ça, ça me semble du point de vue de la question du symptôme être assez éclairant. En somme, le symptôme, c’est une sorte de compromis de résolution entre le fait que le sujet veut que l’Autre soit à sa disposition, c’est-à-dire il voudrait jouir de l’autre, ce qui est impossible et puis le fait qu’il ne veuille pas justement être joui par l’Autre. Le symptôme est une formation de compromis, de résolution plutôt, qui montre bien qu’ici le symptôme porte la marque de la castration tout en la refusant. Je crois que je ne vais pas… j’ai eu une idée, mais je n’ai pas trouvé l’exemple. J’ai trouvé l’exemple, mais je n’ai pas trouvé la concrétisation de l’exemple, mais je suis frappé, je pense à d’autres choses qu’à ça bien sûr, mais par les tee-shirts. Vous savez, les tee-shirts où il y a marqué, je ne sais pas quoi justement, je n’arrivais pas à trouver de… Je ne sais pas, ça pourrait être « Je suis libre ». Si vous voyez ça sur le tee-shirt d’une femme, je suis libre, un homme risque de se précipiter. Mais c’est un malentendu parce qu’à mon avis, dans neuf cas sur dix, il va se recevoir une bonne gifle. À mon avis, on a là l’essence du symptôme dans cette inscription sur le tee-shirt. Si vous avez un peu plus de culture que moi sur cette question-là, vous verrez qu’il y a quand même des inscriptions sur le tee-shirt qui valent leur pesant d’or et qui sont absolument de l’ordre de la diagonale du symptôme, c’est-à-dire le sujet veut que l’Autre soit à sa disposition, c’est-à-dire si jamais je suis libre, l’Autre doit venir, mais ne veut pas être à la disposition de l’Autre. C’est-à-dire si l’autre vient, une claque. Je crois que ça illustre parfaitement ce qu’il en est du symptôme.
Je vais dire au passage avant de terminer quelque chose qui, je pense, est acquis aujourd’hui, mais qui mérite toujours qu’on le souligne, c’est que la castration et la division du sujet, ça n’a rien à voir. C’est dans l’acte analytique que Lacan fait un schéma, vous pouvez vous y reporter, qui montre bien que la castration, elle est toujours déjà là, on peut dire, au départ. C’est-à-dire qu’il y a toujours le manque symbolique d’un objet imaginaire par le fait d’un agent réel. Simplement, c’est ce que je disais ce matin, quand la métaphore paternelle n’opère pas, la signification phallique n’est pas produite. Mais que la signification phallique ne soit pas produite, c’est ce qu’on avait vu ensemble, Fabienne Guillen et moi, dans notre petit livre commun, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu castration. La preuve, c’est que quand Schreber est confronté à la question d’un père au moment de sa nomination à la tête d’un tribunal, il y a eu un déclenchement ou un redéclenchement de sa psychose. Et le « un père», c’est le père réel. C’est-à-dire qu’il est confronté à l’agent, au père réel en tant qu’agent de la castration. S’il n’avait pas été déjà pris dans la problématique, si j’ose dire, de la castration, il n’aurait pas réagi. C’est bien parce qu’il était déjà dans la castration que la confrontation avec un père déclenche son délire. Ça, c’est une première chose. Concernant la division, c’est ce que Freud d’ailleurs aborde dans son avant-dernier article sur la le clivage du sujet, c’est vraiment la division, ce que je disais au départ, entre le sujet et le savoir. Il n’y a pas de conciliation possible. D’ailleurs, toujours pour butiner en quelque sorte autour de ces questions-là, on voit bien qu’on parle souvent d’une éthique de la psychanalyse. J’improvise un tout petit peu. Une éthique de la psychanalyse. Je crois qu’on a tort de parler d’une éthique de la psychanalyse parce qu’il n’y en a pas qu’une. Entre le séminaire VII L’éthique de la psychanalyse et le séminaire VIII Le transfert, il y a une rupture sur la question de l’éthique. C’est-à-dire que de mon point de vue, Antigone, celle qui ne cède pas sur son désir, n’est pas du tout le paradigme de l’éthique de la psychanalyse pour Lacan à partir du transfert. Et ce n’est pas par hasard que ce soit à partir du transfert. Parce que dans le transfert, le paradigme de l’éthique, ce n’est plus Antigone, celle qui ne cède jamais sur son désir, mais c’est Sygne, celle qui après avoir cédé sur son désir, dans le temps, dans le moment de conclure, ne cède plus sur son désir. C’est-à-dire que je pense qu’il n’y a pas d’éthique, quand il n’y a pas l’expérience pour un sujet d’avoir cédé à un moment donné sur son désir. D’ailleurs, je me demande s’il peut y avoir désir, si à un moment donné, on n’a pas cédé sur le désir. Pour le dire de façon encore plus frontale. Voilà l’éthique de la psychanalyse de ce point de vue. C’est ce qui rend complètement caduque la définition que donne Lacan dans la première partie de son enseignement sur la fin d’une analyse comme assomption de la castration. Parce qu’assumer la castration, je veux dire, pour forcer un peu la chose, tout le monde assume sa castration.
Intervenante : Et même l’aime, disait Lacan.
P. BRUNO : L’adore. L’idolâtrer même. Pour une hystérique, c’est sa définition : elle idolâtre sa castration. Ce qui veut dire, quand on pense que l’assomption de la castration, c’est la fin d’une psychanalyse, ça veut dire qu’on pense, c’est ce que pense encore un certain nombre de psychanalystes qui sont du côté de la psychothérapie, c’est qu’on pense encore comme Saint-Paul, c’est-à-dire qu’on pense qu’il y a une conciliation possible entre la loi et le désir. Soumettez-vous à la loi et à ce moment-là, votre désir, vous n’aurez plus de problème avec. Je m’excuse, mais c’est oublier qu’il y a le surmoi et que plus vous allez vous soumettre à la loi, plus vous allez avoir du mal avec votre désir. C’est-à-dire qu’il y a une non-conciliation radicale entre la loi et le désir et c’est pour cette raison que nous avons des choix éthiques à faire. Sinon, ça serait facile. Il suffirait de revêtir un uniforme, soit de collégien, soit de militaire, soit d’académicien. Mais ce n’est pas ça qui va résoudre les choix éthiques. J’arrive à mon temps. Une dernière phrase quand même que j’aurais bien aimé développer, mais ce n’est pas grave. Je vous la poserai volontiers sous forme de question, mais je vais quand même y répondre directement. Ça peut peut-être initier le débat, c’est qu’à mon sens, Lacan critique Freud sur un seul point et un seul. C’est que pour Freud, le père de Totem et tabou, c’est le père de la jouissance et que pour Lacan, et là on le trouve de façon très claire dans le fameux séminaire interrompu qui est contemporain de l’excommunication de Lacan, le père en question, ce n’est pas le père de la jouissance, c’est le père du désir. Et c’est pour ça qu’il a cette formule qui peut paraître étonnante au premier abord et c’est une citation de Lacan dans ce séminaire interrompu Les noms du Père de 1963 : « il n’y a de cause qu’après l’émergence du désir ». Autrement dit, il n’y a pas la cause du désir et puis après le désir, il y a le désir d’abord qui est sans cause et c’est après que rétroactivement on peut parler de la cause du désir. Mais c’est le désir qui est premier par rapport à ce qui serait sa cause. Il n’y a de cause qu’après l’émergence du désir. Ça, c’est le premier point de la question. Et pourquoi, à mon avis, Lacan soutient-il cette position qui est non-freudienne, contradictoire avec la position de Freud ? C’est pour des raisons qu’il va développer, conceptualiser et expliciter plus tard quand il va revenir dans R.S.I. sur la question du Nom du Père, parce qu’à mon avis là aussi il revisite quand même la métaphore paternelle. Il faudrait essayer de voir de quelle façon il la revisite et qu’est-ce que ça donne comme résultat. Il dit ceci, je vous cite Lacan le 15 avril 1975 : « Le complexe d’Œdipe, ce n’est pas si complexe que ça. J’appelle ça le Nom du Père, ce qui ne veut rien dire que le Père comme nom, ce qui ne veut rien dire au départ, non seulement le Père comme nom, mais le Père comme nommant. » Et donc à partir de là, toute la question du Père va être reprise non pas à partir du Père en tant qu’il a un nom, mais la question du Père en tant qu’il est nommant. Et toute la dernière partie de l’enseignement de Lacan à mon avis est incompréhensible, y compris sur ces choses un peu bizarres qu’il dit dans La topologie et le temps, si on n’a pas saisi ce tournant décisif qui a bien sûr aussi des conséquences sur la question du symptôme. Je vais m’arrêter là, comme ça je m’obéis à moi-même. Je m’apollinise.