La passe réelle
Auteur: RIGAL Elisabeth
La passe réelle
La passe réelle
Laure Thibaudeau Qui est intervenue précédemment s’est appuyée sur le dispositif et la procédure de la passe pour soutenir un certain nombre de positions concernant la passe.
Je vais reprendre la distinction dispositif et procédure pour insister sur la dimension du réel qui est l’essentiel de la passe me semble-t-il. Mais il faut essayer, comme l’a fait Laure de s’en expliquer ce qui n’est pas simple : la meilleure illustration que Lacan en ait donné est l’objet petit a : s’expliquer est déjà un réel. C’est plus « juste » encore lorsqu’il s’agit d’une fiction, la théorie, qui permet de répondre d’une réalité.
En travaillant, je me suis aperçue que M.J Sauret avait donné un titre proche à l’un de ses textes : Le réel de la passe[1]. Je reviendrai également sur son texte. Cette question du réel traverse la passe puisque je retrouve qu’en 1998, l’ECF avait publié « la passe et le réel ».
Le dispositif c’est le montage qui permet le fonctionnement de la passe : un passant, deux passeurs, un cartel (trois membres fixes du Pari de Lacan choisissent un quatrième. Ils choisissent ensemble le plus-un suivant le fonctionnement classique du cartel). Le dispositif est piloté par le secrétariat de la passe qui comporte deux membres actuellement devant vous aujourd’hui.
On peut entendre « piloté » comme une position autoritaire. Il s’agit de veiller en fait à la façon dont la procédure s’engage et se déroule -de la demande de passe à la conclusion donnée par le cartel. J’insiste sur cette place du secrétariat comme un rouage essentiel. Ce n’est pas une place de prestige, puisque contrairement au cartel de passe, personne ne la revendique.
Lacan dans la proposition d’Octobre 67 : « Toute candidature au titre d’analyste de l’École constitue un engagement personnel de l’intéressé devant l’École et devant la communauté des A.E à laquelle il sollicite d’appartenir. Elle doit être donc soutenue par une demande motivée devant le jury d’agrément[2]. » (Scilicet 2/3 p31)
Ce passage de la demande par le jury (par le secrétariat aujourd’hui) engageait, engage la procédure, c’est à dire la mise en œuvre concrète de la passe. Ce jury traitait la demande, entendait les passeurs et livrait ses conclusions : une élaboration théorique était attendue de lui dont Lacan regrettera toujours l’insuffisance. J’insiste sur le sérieux analytique à porter à la demande de passe : il est nécessaire qu’elle soit entendue. Ce jury effectuait aussi la révision de la liste des passeurs « tous les ans ».
La demande motivée se fait en deux temps actuellement : une lettre au secrétariat de la passe et un entretien avec un membre du secrétariat qui traite la demande. La demande de passe qui est accueillie est un réel parce qu’elle dit ce qui fait l’objet de la demande et à quel moment en est de son analyse le prétendant. La procédure se poursuivra alors par le tirage au sort des passeurs. Ou pas.
Contrairement à la déviation qui a eu lieu à l’APJL, il ne suffit pas de dire « je souhaite faire la passe », il faut en dire quelque chose, s’en expliquer. Le secrétariat n’est donc pas une chambre d’enregistrement, un lieu administratif même s’il nécessite une administration minimum. Il est là pour fluidifier les rouages et traiter la complexité de la procédure, c’est à dire l’ensemble des difficultés que les différents acteurs du dispositif rencontrent.
Les liens avec le secrétariat sont essentiels pour aborder les questions qui ne concernent pas le contenu de la passe elle-même.
Il y a une pente qui consiste à standardiser la passe, à la légiférer : c’est un piège grave. Pourquoi ? Parce que les difficultés rencontrées ont à être problématisées et même problèmanalytisées ; il s’agit de prendre en compte et d’avancer au mieux à partir des ratées qui sont présentes. Ce sont à chaque fois des dimensions de la cure (symptôme, éléments délirants, revendication narcissique…), des questions de transfert, des bouts de réel, parfois des questions très concrètes (déplacements) qui ne sont pas à traiter sur ce versant de la cure mais nécessitent d’être entendus d’une certaine oreille.
Les demandes de passe ne font pas un ensemble, mais une série. Je me réfère à une lecture de RSI. Dans le préliminaire du 19 Novembre, Lacan évoque la passe : « ce dont il s’agit c’est que chacun apporte sa pierre au discours analytique en témoignant de comment on y entre ».[3]
Un ensemble mathématique renvoie au groupe alors que la série fait que chacun peut se compter dans le rapport aux autres. « Faire ensemble, ça peut vouloir dire, ça veut dire pouvoir faire série » Entendez-vous l’insistance que mettait Lacan ?
Il reprend ensuite le statut spécifique de la débilité tel qu’il l’avait construit dans le séminaire 11.[4] La débilité s’inscrit dans le séminaire 11 au croisement des cercles d’Euler, leur intersection. L’intersection est équivalente au poinçon qui marque à la fois, l’aliénation et la séparation. On retrouve le poinçon sur le graphe du désir, il le précise, à deux moments :
s (barré) poinçon a (l’objet a), formule du fantasme,
s (barré) poinçon D (« où se conjoignent la demande et la pulsion »[5])
Le poinçon est le lieu où les choses se resserrent, il a deux parties, la partie basse fait appel au « ou » mathématique. Ce « ou » est soit exclusif (une pomme ou du raisin) soit indifférent (donne-moi l’un ou l’autre, cela m’est égal). Lacan ne parle pas de ces « ou » là, mais de celui qui inclut une dimension létale (la bourse ou la vie). C’est là que se loge l’aliénation. Il précisera que si je choisis la bourse, je perd la vie, et, à l’inverse choisir la vie sans argent sera une vie « écornée ».
La partie haute du poinçon, tournée vers le bas est la séparation, c’est à dire ce deuxième temps qui est la conséquence de l’aliénation première. C’est à cet endroit aussi qu’il inscrit l’enjeu du transfert, et on pourrait ajouter l’ambivalence, l’amour-haine.
Nous sommes ici dans la référence aux mathèmes.
Dans RSI, Lacan utilise les nœuds borroméens qui sont un autre mode de représentation du sujet, un sujet pris dans les discours. On peut lire le déplacement que cela permet d’opérer puisque l’objet a se trouve au point de coincement du nœud. Alors, les non-dupes errent là où ils se prêtent à cette position de débilité qu’ouvre la place de l’objet a entre serrage et chute. C’est à ce point que quelque chose peut commencer à s’entrevoir de la position de l’analyste.
Côté passant
La passe est le moment ou l’ardoise magique qui s’efface au fur et à mesure des séances d’analyse, peut être réécrite à partir des petits grains qui ont permis l’effacement. Il y a un retour sur sa propre histoire. Les pans les plus douloureux ont besoin d’avoir été suffisamment dégauchis pour être relus. La passe est une re-lecture de la cure. Les maux, l’inconscient, ne s’échappent pas dans le désordre mais se mettent en ordre, dans un ordre qui témoigne d’une logique psychique à l’œuvre, celle à partir de quoi le passant pourra, s’il le souhaite, s’offrir en place d’objet pour un autre. Pas d’ordre préétabli, mais une mise en ordre, pas sans surprise comme lorsqu’on range un meuble auquel on n’a pas touché depuis un moment.
Si le passant n’est pas proche de ce point, le point où petit a vacille sérieusement, je reprends ici l’image du serrage et de la chute, alors sans cet ébranlement sérieux du fantasme, je pense que la possibilité d’une réactivation du symptôme ou d’un renforcement du fantasme peuvent intervenir et se traduire de différentes façons, le conflit avec un passeur pouvant en être une concrétisation.
Donc, la passe n’est pas la démonstration qu’une cure lacanienne a été conduite ou qu’elle est une illustration de l’enseignement de Jacques Lacan. Il y a de la surprise dans la passe, du réel. Ce réel s’il est suffisamment heurté, si le passant s’y est cogné fort pourra conduire à l’invention de la fin. Il n’est plus question, dans la passe, d’association libre, mais de rendre compte de son parcours. La passe exige une grande authenticité, la modestie de l’approche des territoires inconnus alors même qu’on les a déjà parcourus. Dans le laisser aller à la passe, il y a des découvertes, un affect, un rappel de l’inconscient. Le savoir issu de l’analyse n’a pas tout recouvert. Voilà un nouveau réel, celui du non savoir.
Une passeuse a témoigné de la haine ressentie pour la passante. Le réel de l’affect ne l’a pas empêchée d’accompagner la passe ni de le prendre en compte (l’affect) pour produire ses propres avancées. Mais, ce qui est notable aussi, c’est que la passante a conduit sa passe « malgré ça » c’est à dire malgré ce pulsionnel destructeur à l’œuvre qui était un effet de regard et de voix, c’est à dire de place, de construction fantasmatique.[6]
Je précise aussi que G.Menguy parle de haine comme d’un constat après-coup, dans la suite de la rencontre et des conclusions du cartel, mais je pense qu’il faut l’entendre comme un affect présent pendant la rencontre passant-passeur, affect inconscient qui n’a pas empêché la passe. On peut mesurer combien la désignation de la passeuse était juste, dans l’écho produit pour sa propre passe, dans son rapport au pire. Isabelle Morin parle de « passeur affecté »[7]. Quand un passeur accepte de perdre quelque chose de lui, de son être, qu’il accepte de faire dé-consister son être, alors la transmission peut être possible, que le cartel reconnaisse ou pas la passe.
Dans son texte, Laure Thibaudeau évoque « le réel propre » qui articule le vivant dans son inscription au monde à l’aide du symbolique. Ce vivant articulé c’est le corps. Le réel ne se partage pas ; le sujet l’énonce. Il n’est pas discernable autrement.
C’est à dire que le réel ment, puisqu’il est nécessaire d’en passer par le symbolique pour le cerner. Marie-Jean Sauret souligne ; « Intuitivement, nous sentons qu’il est une autre réponse : celle qui voit le passant se saisir du réel pour l’acte analytique. »[8]
Ce qui vaut pour le passant vaut pour le passeur si celui-ci est bien dans la passe. Alors le passeur peut « être la passe », selon l’expression de Lacan, c’est à dire tolérer la perte.
Je n’en dirai pas plus sur le passeur, mais je voudrais souligner la justesse du choix par l’analyste dans le cas présenté. La passe, c’est comme la vie, beaucoup de choses sont possibles.
La conclusion du cartel est un écrit envoyé au secrétariat qui en fait lecture au passant. Encore un réel : ce qui a été entendu dans le lien au désir de l’analyste.
La nomination et la non-nomination sont un élément de la conclusion du cartel. En principe, surtout s’il ne fait pas le choix de nommer A.E, le cartel tente de dire au passant ce qui a fait sa difficulté à partir de ce qu’il a entendu.
Si l’analyse est une escroquerie, c’est dans le rapport au langage, avec la règle de l’association libre qui laisse penser qu’une vérité dernière peut être atteinte. S’il en est une c’est celle du fantasme enfin dévoilé : l’œdipe pour Freud. Lacan mettra une vingtaine d’années de séminaires pour le démonter réellement. Pourquoi ? Parce que c’est le cœur de l’organisation de la psychanalyse à l’origine, et surtout de la façon dont elle a été véhiculée : c’est la manière dont j’entends « le retour à Freud » introduit par Lacan. C’est aussi ce qui lui a permis une nouvelle théorisation en particulier celle du non-rapport sexuel.
Il n’y a pas de vrai sur le vrai. Mais, l’association libre permet de soulager l’angoisse, de la rendre vivable, ordinaire, et de construire autre chose que le pathos symptomatique. Le symptôme mute. Ce n’est pas la psychanalyse qui est une escroquerie, c’est une apparence. L’escroquerie est le fait de ne pas pouvoir se passer du langage pour construire un savoir qui est troué. Là, est la mutation radicale de la fin de la cure.
Nomination ou pas, il y a un réel qui est introduit par l’effet du langage. Chacun passé par la procédure en fait quelque chose de particulier. Lorsque j’avais présenté un petit texte après ma nomination, MJ Sauret m’avait demandé ce qui aurait pu se produire pour moi si je n’avais pas été nommée ? J’avais répondu que rien n’aurait pu m’enlever le point de certitude auquel j’étais parvenue. Je dis certitude parce qu’il y a un ancrage fort, mais l’image serait plutôt le sérieux avec lequel les mathématiciens considèrent un théorème non résolu.
La passe est une ré-invention, je l’écris avec un trait d’union, de la psychanalyse parce qu’elle inscrit chacun comme plus-un non cumulable, encore un. Après Freud et Lacan chacun amène sa pierre ; elles ne font pas le même poids mais la théorie se ré-invente. Lacan a lu Freud dans les trous et nous faisons pareil pour Lacan, en créant d’autres trous que nous ne voyons pas forcément. Avec la fin de la cure, l’analysant sait le théorème qu’il a inventé pour le ré-inventer, son invention première étant celle qui lui a permis de s’inscrire dans le langage.
[1] La passe, réinventer ? Monique-Cécile DROUET et Isabelle MORIN, collectif, Bordeaux, 15 et 16/10/16, Edition Script
[2] Le jury était choisi parmi les AE et les AME « qui s ‘y présentent ».
[3] RSI Edition hors commerce de l’AFI, juillet 2002, p 10 et 11- Séminaire 74-75
[4] Séminaire XI, séance du 27/05/1964, seuil, collection Champ freudien, Saint-Amand, 1973.
[5] Ibid, p190
[6] Geneviève Menguy in « La passe, ses enseignements » Édition APJL, 2014
[7] La passe réinventer,
[8] Ibid, p81
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