La réponse à l’énigme du sujet : le radicalisme religieux ou le radical du symptôme
Auteur: SAURET Marie-Jean
La réponse à l’énigme du sujet : le radicalisme religieux ou le radical du symptôme
Ce titre semble aller à l’encontre de ce que l’esprit des Lumières revendiquerait : le rejet religieux de notre contemporain1. Amphibologique, cette expression pourrait signifier aussi bien que notre contemporain commet un rejet religieux (anathème, interdit, excommunication chrétienne, un certain type de fatwa musulmane, herem juif, etc.), que le religieux rejette le contemporain, ou, même si c’est moins évident à première vue, que le contemporain (mais alors en quel sens comprendre le terme ?) rejette le religieux2. Le paradigme de ces rejets est fourni d’un côté par DAESH et de l’autre par un certain type de laïcité militante – deux modalités de radicalisme.
En ce qui concerne le « contemporain », Giorgio Agamben (2008)3 nous incite à refuser l’approximation d’une concordance d’époque : lui et moi partagerions le même moment historique. Etre le contemporain de ses compagnons de vie, cela se mérite, car le contemporain n’est réductible à aucun de ses semblables et ne se dissout pas dans le « politiquement correct ». Il fait valoir une différence littéralement « inactuelle » en ce qu’elle transcende les époques. Vue la logique qui préside à l’organisation du lien social à l’échelle de
« notre » monde, s’affirmer comme un contemporain ne va donc pas sans risque : puisqu’il s’agit à la fois de s’exclure de la masse (au sens freudien) et de soutenir ce qui objecte à tout consensus social fut-il éclectique. Jacques Podlejski a fait valoir quelque chose de cela avec les témoignages de sa « seconde » passe.
Est-ce que nous ne devrions pas pouvoir affirmer qu’il n’y a de sujet que contemporain ? Par sujet – pardons de radoter – j’entends, à la suite de la psychanalyse, ce qui parle dans l’humain – non sans corps. Parler, c’est user du pouvoir symbolique fourni par le langage. Ce pouvoir est pouvoir de représentation, ce qui fait aussi son impouvoir : il est incapable de saisir le réel dont il parle. Ainsi, à la question « que suis-je ? » que le sujet est obligé de se poser, ce dernier ne trouvera de réponses que fabriquées de mots : le langage est menteur. Par-là s’introduit la dimension de la vérité comme distincte de l’exactitude et de la justesse : elle est le rapport à ce réel que le langage échoue structuralement à saisir ou ne peut que « mi-dire »4.
Parler revient à manquer le réel de son être, que je crois pouvoir m’autoriser de Lacan à qualifier « d’être de jouissance ». La jouissance interdite à qui parle suscite le désir. Parler, être disjoint de la jouissance et, désirer, telle est la structure que le sujet hérite de la structure du langage. Celle-ci impose de ne pas confondre ce que Freud appelle l’objet perdu, qui fonde le désir, avec les objets après lesquels il court, et qui ne sauraient être que des substituts insatisfaisants de ce fait. La frustration recouvre et préserve le défaut de jouissance en l’imaginarisant sous les espèces du manque. L’objet perdu n’est pas non plus l’objet de la pulsion qui recèle le peu de chair qu’indexe et accroche le symptôme. La guérison du manque, quoiqu’illusoire (il n’y a aucun manque mais un trou), signifierait la mort du sujet. C’est de cette guérison que nous préserve le symptôme : il maintient à vif la racine du sujet, ce qui fait, selon une formule de Pierre bruno, le radical de sa singularité – rebelle à toute capture aussi bien symbolique qu’imaginaire.
Aussi l’humain a-t-il substitué au réel de son « être de jouissance », un
« être de mots », avant d’enchâsser ce dernier dans un « être de filiation » (toujours P. B.) : « Je ne peux attraper le réel que je suis, mais je puis dire de qui je suis la fille ou le fils ». Ainsi s’introduit la première mouture de la fonction paternelle. Sauf que cette solution pose une nouvelle interrogation : « Qu’est-ce qu’un père ? ». Qu’est-ce qui en fait le réel ? Adoptant le même type de raisonnement, l’attention se porte sur le père du père, puis le père du père du père, etc., jusqu’au premier, celui qui n’a pas de père, le premier à avoir été nommé « père » par son enfant, et le premier à avoir nommé son enfant
« enfant ». En tant qu’exception au symbolique puisque sans nom, celui-là sera dit approximativement réel : ou plutôt, il sort du réel comme « nommant » sa progéniture, comme père du désir. Il désigne un point où « la jouissance condescend au désir » !
C’est de ce père pacifiant (le mot se discute) le réel dont s’emparent les mythologies, les religions et les ontologies en général. C’est lui que Freud cherche à localiser dans la bête dont la mort autorise l’érection du Totem, une version du Nom du Père, dont la horde primitive se reconnaîtra fille. Il s’agit de la version œdipienne obsessionnelle, confrontant les sujets à un père mort.
C’est donc avec le réel insaisissable et énigmatique du sujet – le radical de son être de jouissance –, qu’est fabriquée la chair du père primitif, Zeus, Jupiter, Yahvé, Dieu, Allah, de quelque nom qu’on l’appréhende. C’est déjà une thèse : le transcendant religieux est une réponse à l’impensable du sujet (cf. Du divin au divan). Pierre Legendre (1994) a déjà attiré l’attention sur le mythe comme lieu de la « ligature » des dimensions dont est fabriqué le sujet – le langage (Symbolique), le sens et le corps (Imaginaire), et ce qui fait la singularité, cet impensable (Réel) – entre elles, et avec le social via le « lignage ». Le partage d’un même mythe fournit la première forme de social, un social où les individus tiennent ensemble du fait de l’Autre auquel ils ont remis la charge sinon d’organiser leur monde du moins de lui conférer un sens. Aucun énoncé religieux n’est cependant capable de résorber ce réel qui échappe à chacun et qui appelle à être « mieux » signifié : les querelles idéologiques et la nécessité d’une refondation perpétuelle de la communauté sont inscrites sur les « fonds baptismaux » du commun religieux5. La crise des représentations, avant d’être institutionnelle est structurale.
Tel est ce qui est susceptible d’avoir fondé les premières communautés humaines et garanti leur cohésion en instaurant une inégalité structurale entre le représentant de dieu et les autres6. Il me semble que nous devrions réserver le terme de contemporain à ceux qui, dans la communauté, continuent à user du pouvoir de symbolisation dans le sens de la création. Car, de fait, deux voies existent face aux questions existentielles : celle qui consiste à répéter ce qui devient orthodoxie, vérité révélée, dans le refoulement de son invention première, et celle qui consiste à forger du nouveau, subversion, création, émergence, révolution hérésie, voire révélation, de quelque nom qu’on le désigne. Certes, pour parler, il convient d’emprunter les mots, voire des sens portés par les discours ordinaires et supportés par ceux qui précèdent le sujet. Mais parler n’est pas répéter ce qui a déjà été dit. Ne parle que celui qui agence les données qu’il emprunte d’une façon à faire surgir l’inédit que recèle indéfiniment le réel. La parole est subversion7. Ainsi se confirme notre première acception du « contemporain » : celui-là seul qui subvertit le langage –
« l’hérétique » –, produit du nouveau. Le contemporain est non seulement en
5 – Le conflit singulier fonde le conflit sociétal. C’est ce que Chantal Mouffe emprunte à Freud et essaye de penser avec « l’agonistique » (Chantal Mouffe, Inigo Errejon, 2017).
6 – « Là se situe la véritable origine de l’inégalité: elle se loge dans la différence posée entre les dieux et les hommes. Elle réside dans la supériorité radicale attribuée au fondement surnaturel de l’ordre présidant à l’existence collective par rapport aux présents-vivants qui ont à lui obéir » (Marcel Gauchet, « Pourquoi l’avènement de la démocratie ? », Le Débat, 1/n° 193, 2017, p. 183.
7 – Lacan en a fait le ressort de son article « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960).
décalage avec son époque, mais toujours en avance ! Ce pourquoi poètes et artistes nous devancent structuralement.
De cette introduction nous pourrions extraire quelques thèses : a) le sujet doit trouver à nouer les dimensions qui le constituent entre elles et avec le commun; b) le mythe accueille cette « ligature » et fournit la première matrice du social à ceux qui le partagent ainsi ; c) l’humain ne peut pas ne pas mettre sa vie en récit en logeant par là son « historiole » dans l’Histoire. Et nous sommes suffisamment au fait du monde contemporain pour savoir que : a) la science a contribué à disqualifier la prétention des ontologies, mythe compris, à l’universalité ; b) le mariage de la technoscience et du marché a accouché du discours capitaliste (DC) ; c) le rejet de la castration prive ceux qui acceptent la suggestion du DC de la solution traditionnelle par la « ligature » ; d) mais les idéologies capitalistes et le système lui-même occupent le vide du religieux : anthropologie de l’homme machine, transhumanisme, scientisme, économisme, économicisme (Gauchet) ou, mieux, écono- ou écomystification (Dupuy)…
Le sujet a rapatrié dans l’intime la solution que lui fournissaient la religion et le mythe : les dieux quittent le ciel pour l’inconscient avec la fonction d’autorité disponible, le père ; le manque imaginaire est mis à la bonne place grâce à l’opération symbolique de la castration ; la « ligature » est effectuée par un bricolage, le symptôme ; tandis qu’une petite histoire rend compte des rapports du sujet à ce qui soutient son désir, le fantasme. Ces termes définissent la nouvelle religion privée que Freud accueille : la névrose. La névrose réintroduit dans le social les éléments dont le scientisme et le discours capitaliste ne veulent pas, mais qui concernent le radical du sujet et sont nécessaires à ce dernier pour s’effectuer – à la fois retour du forclos, la castration, et retour du refoulé, le père. La psychanalyse incarne ce retour. La modernité désigne ce moment où l’on passe d’une société hétéronome (régi par l’autre divin) à une société dont l’hétéronomie est intériorisée (le père de l’Œdipe) –
« individualiste ».
Or, la postmodernité poursuit son travail de sape jusqu’à s’en prendre aux moyens de la névrose chez celui qui se laisse suggestionner, et à la psychanalyse. L’incidence dépasse le cadre de la névrose si l’on songe que celui qui contribue non seulement au social mais au lien social8, le rend habitable pour ceux qui l’entourent et avec lesquels il le partage. La névrose consistait à s’en remettre à l’appareil psychique, à l’Œdipe, au père, pour faire tenir ensemble les
8 – Réservons le qualificatif de lien social au surgissement daté de l’usage des quatre modalités de discours pour faire tenir les gens ensemble, sous les formes repérées par Lacan (Discours du Maître, Universitaire, Hystérique, Psychanalytique) ou celles qui en auraient éventuellement tenu lieu avant.
dimensions du sujet, tout en l’inscrivant dans une généalogie et dans le social. La tâche demeure la même. Si, « avant la névrose », les mêmes dimensions et le même social tenaient grâce à l’Autre, la névrose impliquait que le sujet y mette déjà du sien : un symptôme déduit par chacun de son aventure œdipienne. Et c’est précisément cette solution qui est mise à mal du fait de ce qui est mis à la place de l’Autre et abuse du pouvoir pour « empêcher l’accouchement de la castration ».
La psychanalyse n’a pas attendu cet accident du social pour amener l’analysant à renoncer à toute solution religieuse et à s’en remettre à la solution qu’il forgera à la place : pour cette nouvelle solution Lacan a proposé le terme de sinthome qu’il a construit à l’examen de la façon dont Joyce s’est littéralement fait « artisan » (Lacan, 2005, p. 23). Seulement, une cure analytique depuis Freud, consistait à dégager le sinthome du symptôme, en quelque sorte, soit à se passer du père après s’en être d’abord servi. Existe-t-il une voie vers le sinthome si le père est mis d’emblée hors-jeu (ainsi que le Discours Capitaliste entre autre le réaliserait) – non pas nécessairement forclos par le sujet mais confisqué par exemple par la figure du tyran public ou domestique, par l’ordolibéralisme et en tout cas désactivé, sans conséquence côté castration ? La cure pourrait prendre aujourd’hui l’allure d’une restauration œdipienne, d’une réactivation du père, avant de permettre au sujet d’en sortir sur un autre mode que d’avoir été d’emblée soustrait à ses conséquences. Car, quelle que soit la solution adoptée, le sujet en appelle toujours au sens pour traiter l’impensable.
Or, l’Autre auquel il a affaire de manière dominante avec le néolibéralisme (dans le discours capitaliste) est l’Autre du calcul, de l’évaluation – soit un Autre qui le laisse en panne ou lui impose un être traduit en valeur numérique, exprimé en valeur marchande ou en niveau de performance (un Autre très anal, ainsi que Pierre Bruno l’a fait valoir en rappelant l’équivalence freudienne de l’argent et des faeces). Ce pourquoi la postmodernité assure moins que la psychanalyse le passage d’une société hétéronome à une société autonome9.
Cet être de calcul est tendanciellement sans histoire, sans corps, sans désir, doté d’une existence finalement insensée, mais pas sans demande ni finalement une sorte de volonté. C’est au regard de ce traitement qu’il convient d’apprécier les symptômes qui dominent le champ social. J’en isole trois intimement liés, la
9 – Marcel Gauchet définit l’hétéronomie par quatre traits : tradition, domination, hiérarchie, incorporation. Mais je ne partage que partiellement l’idée selon laquelle la postmodernité tout comme la psychanalyse nous feraient passer à une société de l’individualisme. Marcel Gauchet, « L’attraction fondamentaliste », p. 41. dépression, la solitude et le suicide10, qui confèrent une couleur mélancolique à notre environnement.
Concernant la dépression – qui ne relève pas du diagnostic « structural » tel que la psychanalyse le propose – il faut certes tenir compte du cas par cas, mais également distinguer ce qui relève de la « lâcheté morale » du sujet qui renonce à s’expliquer, et ce qui relève d’une sorte d’anorexie, une protestation donc, à l’endroit des objets dont le marché tente de tromper son désir. Néanmoins, on estime à 300 millions la population mondiale de déprimés11, et l’on prévoit qu’à l’horizon 2020, l’affection soit la deuxième cause d’invalidité dans le monde après les maladies cardiaques (Davidson 1999). En France, chaque année, 4,7 % (Le Pape 1996) de la population « dépriment », soit près de 3 millions de personnes pour en moyenne 45 mois (Tylee 1999). La dépression est à caractère récurrent dans 75 à 80 % des cas, chronique dans 15 à 20 % des cas (Angst 1998). La dépression majeure entraîne une importante morbidité et comorbidité : les dépressifs 3 souffriraient de 7 maladies contre 3 pour les non dépressifs au cours des 3 derniers mois (Credes, Le Pape 1996). Last but not least – sans cette remarque, on ne serait pas de notre époque –, un déprimé, en 1996, coûtait environ 15000 F / an en soins médicaux (Le Pape 1996) (soit à l’époque près de 2300 Euros). Est-ce assez pour donner consistance à la thèse d’une dégradation du lien social et à la démultiplication de sujets en panne d’Autre, et, du coup,
« fatigués d’être soi » – pour reprendre, certes en la décalant, la belle expression d’Alain Ehrenberg ? Il nous faudrait donc distinguer entre ceux qui, faute de solution religieuse (collective mais également névrotique), renoncent à « être contemporains » (un rejet du contemporain qu’ils pourraient être), même si la solution religieuse, pour nécessaire qu’elle soit, n’est pas suffisante, et ceux qui anticipent par une dépression le rejet du capitalisme dont ils se font de douloureux contemporains.
Concernant la solitude, je soulignerai simplement la création d’un ministère de la solitude au début de cette année en Angleterre, ou la création au Japon d’entreprises de location de parents, amants, enfants, par qui ne veut pas paraître seul. Tracey Crouch, ex-ministre des Sports, nouvelle ministre de la solitude, est chargée de quantifier le phénomène et de soutenir les associations qui luttent déjà contre ce mal favorable aux maladies cardio-vasculaires, neurodégénératives, à la dépression et l’anxiété. En France, l’Association des Petits frères des pauvres estime que 300 mille personnes de 60 ans et plus sont en situation de mort sociale, 900 mille au total12. Ne suffit-il pas d’ailleurs de se promener dans la rue et de constater que parfois une majorité de ceux que nous croisons et qui ne nous voient pas sont branchés en permanence sur leurs téléphones ou leurs tablettes, un peu comme s’ils avaient la phobie d’être seul ? C’est en quoi je ne crois pas que nous soyons passés d’une société de l’hétéronomie à une société de l’individualisme au sens où l’on s’accommoderait de cette dernière13. Le sujet demeure de part en part social. Mais il est vrai que la postmodernité semble le laisser en panne quand il ne bénéficie pas de la suggestion néolibérale (un branchement sur l’Autre) ou de son gavage de quelques objets…
Concernant le suicide14, 800 mille personnes en mourraient chaque année, ce qui le place au 15ème rang des morbidités – mais c’est non comptées les tentatives (et les cas non déclarés) qui l’amènent surement à la première place. S’il survient à tous les âges, le suicide est la seconde cause de mortalité chez les 15-29 ans en 2012. Même si le taux de suicide semble baisser (il faudrait s’en expliquer15), que se passe-t-il pour que des adolescents et des jeunes, au moment de prendre leurs responsabilités, préfèrent se tuer – dans l’espoir d’un apaisement sinon d’une jouissance posthume ? Difficile de penser que tous ces gens sont fous. Il serait plus juste de suspecter là encore la dégradation du tissu social, d’autant que, si l’on se suicide le plus dans les pays les plus pauvres et dans les pays « moyens », les pays riches ne sont pas épargnés. Ne peut-on suspecter que le suicide trahit lui aussi le défaut des solutions traditionnelles pour habiter le collectif au moment où il faut s’appuyer dessus ? Cependant, là encore, la clinique impose de regarder au plus près. Une surprise qu’enseignent les survivants, est que le plus souvent ils ne voulaient pas mourir : par le seul acte qui leur reste en propre pour sauver leur existence de sujet, ils se dérobent à l’être formaté que leur impose l’Autre de leur structure contaminé par l’Autre de la globalisation16. Ceux-là se font nos contemporains par le suicide !
Cette « fatigue d’être soi » doublée de la « lâcheté morale » fournit la raison – au-delà de la « soumission volontaire » de l’aliénation signifiante à laquelle n’échappe aucun sujet – qui pousse certains à profiter des identifications et du sens que des religions du temps de la science proposent. Isabelle Seret extrait les mêmes mots chez Marie pour expliquer la séduction du Djihad en Syrie sur sa fille et d’autres : « Avant, c’était assez simple : on était dans un monde assez binaire avec ce qui est bien, ce qui est mal, la gauche, la droite, l’est, l’ouest, tout était assez clair. Mais avec l’éclatement de ces repères, ce n’est plus du tout aisé. Tu ne peux plus suivre le cheminement de tes parents. Tu n’es plus spécialement contre non plus. Chacun est amené à bricoler son identité, qu’elle soit sociale, religieuse, ou culturelle avec ce qu’il prend ici ou là. Ces jeunes sont dans une grande fatigue d’être eux-mêmes. C’est devenu un poids pour eux d’être tout le temps dans le choix » (cité par Escarnot, 2017, 197).
Les religions du temps de la science sont celles qui rivalisent en certitude jusqu’à prendre une allure paranoïaque, elles prétendent satisfaire à l’exigence de raison des sujets modernes. A côté de ces religions, il faut aussi compter avec le succès des obscurantismes type théories du complot. Celui qui consent à leur suggestion est dispensé de choix mais également de croyance pour une Unglauben.
Reste une question : nous savons côté sujet ce qui le prédispose à se soumettre volontairement à ces discours « paranoïaque » jusqu’au passage à l’acte criminel monté au pinacle – aussi bien la quête de raison, l’appel du sens, l’abandon des dieux traditionnels et la fatigue qui en résulte ; nous savons aussi les caractéristiques que doit présenter le discours proposé pour accueillir l’impensable du sujet et le « transcender ». Mais comment s’effectue l’arrimage ? Lacan nous a fourni le modèle quand il indique que la trop grande proximité de l’idéal I (offert par la religion en question) et de l’objet (a) qui donne chair au réel du sujet, se traduit en hypnose (Lacan, 1973, p. 244-245). Tel est le phénomène qui rend compte aussi bien de la « psychologie des foules » façon Freud, que de la soumission d’une majorité d’Allemands à Hitler (André, 2010). Sans doute devons-nous suspecter un mécanisme plus soft, la suggestion par l’implication signifiante : dès lors que je consens à me ranger sous un signifiant quelconque, j’ignore ce qui de mon inconscient ne demande qu’à s’y reconnaître17. J’ai évoqué cela dans un exposé sur le pouvoir de l’image18.
Aussi, tous les modes d’adhésions à un discours sont possibles, depuis l’adhésion réfléchi, mûrie, la lente conversion relevant d’un acte de foi, jusqu’à la conversion immédiate, subite, sans connaissance approfondie du discours
« théologique », en passant par une adhésion à quelques éléments discursifs sans connaissances aucune (Escarnot, 2017). Nous sommes préparés à cette lecture par l’examen des crimes de masse aux Etats-Unis (à peu près un par jour, l’actualité vient de nous le rappeler)19 et en Europe : ils montrent l’importance aussi bien d’une construction paranoïaque justificatrice des meurtres accomplis, que le choix d’un massacre pour déchirer d’un acte insensé le conformisme honni (Sauret, 2014). Les convertis, rapides ou lents, ont en commun d’adopter un discours déjà-là20. Certes, celui-ci s’avère du temps de la science et du discours capitaliste. Le « converti » leur emprunte la certitude paranoïaque. Mais il est incapable d’inventer quoi que ce soit : c’est par là qu’il est un rejet du contemporain, aussi bien de l’autre que de celui que le croyant aurait pu être
– s’il avait eu la foi (et non l’Unglauben). Dans ce cas de figure, la pulsion incarne ce qui du sujet répugne à se retrouver incarcéré dans l’être de mots fourni : la pulsion est enrôlée au service de la pulsion de mort, combinant, dans le paradigme de l’attentat suicide, la mort de l’autre et du sujet au motif de servir un Autre consistant – donnant à entendre une version terrible du « suicide de l’objet »21 – une version du suicide à quoi conduit l’espoir ici mis dans la solution paranoïaque. S’en déduit la thèse que je voulais introduire aujourd’hui :
le radicalisme religieux (paranoïaque) est le retour dans le réel du rejet de la pensée concernant le radical du sujet – non seulement désactivant ce radical mais le rendant impensable.
Etre le contemporain de ceux qui ont adopté cette solution pour « inhabiter » le monde supposerait que nous soyons capables de désincarcérer ce qu’ils sont comme objet hors de la réponse transcendante (au sens religieux). Cela supposerait encore que nous œuvrions à un pacte social pensé ensemble – mettant en œuvre une logique collective, malgré le syllogisme), et qui s’avèrerait radicalement différent de l’offre par le discours capitaliste, et autrement viable. Dans ce « radicalement différent » survit le contemporain. Soyons radicaux !
La politique politicienne, le scientisme, la religion, la finance, nous proposent des identités diverses en fonction de l’objet qu’elles ont à nous vendre
– nation, prothèse, transcendance, valeur fiduciaire –. Seule la psychanalyse et une certaine pratique de l’art, de l’artisanat devrais-je écrire, sont susceptibles de restaurer l’énigme du réel dont est fabriqué le sujet : lui permettant ainsi, au soir de sa vie, d’élever ce qu’il est à la dignité de la Chose, soit, faire de sa vie une œuvre d’art (plutôt qu’un martyre). Comme je le répète, j’aimerais, au soir de ma vie, pouvoir me retourner sur elle et pouvoir conclure : « Elle avait du style » !
Toulouse le 12 avril 2017/21 février 2018
Marie-Jean Sauret
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