Le transfert chez l’enfant
Auteur: LARROQUE Corinne
Le transfert chez l’enfant
Dans le travail que je vais exposer, je vous propose d’interroger le transfert chez l’enfant : a-t-il une spécificité, quand est-il de son maniement, de son issue ?
« Au commencement de l’expérience analytique…, fut l’amour[1]. » énonce Lacan. Le transfert prend, « le caractère d’un amour véritable[2] » pour Freud. S’il est un amour véritable, il en est une forme singulière puisqu’il s’adresse au savoir, l’analyste à sa part dans cet amour de transfert. Lacan lui a attribué un statut de concept fondamental de la psychanalyse après en avoir produit un séminaire. Il va suivre les traces de Freud en donnant au transfert une place de pivot dans la cure analytique.
Si pour certains analystes la psychanalyse d’enfant reste mineure, je note que pour Jacques Lacan la question de l’enfant dans le discours analytique traverse son enseignement.
Pour Freud « Dans toute analyse d’enfant, pratiquée par un analyste, il y a bel et bien transfert, tout simplement comme il y en a chez l’adulte, et mieux que partout ailleurs[3] » je vais orienter mon travail dans ce sens.
L’amour de transfert a divisé les premiers psychanalystes d’enfants.
Anna Freud et Mélanie Klein pionnières de la psychanalyse d’enfants, se sont opposées violemment, leurs écarts conceptuels auront des incidences dans la direction de la cure des enfants. A partir de 1941, on retrouve la retranscription de ce débat dans Les controverses de Londres. De là naîtront deux courant, les kleiniens et les anna-freudiens.
Anna Freud marchera sur les traces de son père en réduisant le travail analytique avec l’enfant à un accompagnement éducatif avec les parents et à une intervention préventive auprès de l’enfant. Elle considère, que le complexe d’œdipe mobilise toute la libido de l’enfant vers les parents et rend l’adresse à un autre impossible. Elle soutient qu’il n’y a pas de névrose de transfert chez l’enfant. Pour Lacan « Le courant d’Anna Freud, … L’analyste est intéressé dans le transfert comme sujet, l’accent est porté sur l’alliance thérapeutique …[4] ». Anna Freud se centre sur les forces du moi et propose une clinique à visée adaptative ou l’analyste utilise des stratégies thérapeutiques pour contourner les résistances[5]. Pour elle dans l’analyse, « le Moi ne se manifeste que par ses défenses, il s’oppose au travail analytique[6] ». Qu’est-ce qui ne permet pas à Anna Freud de consentir, de reconnaître cet « amour véritable » qu’est le transfert dans l’analyse d’enfants ? Ce qu’on peut repérer dans son témoignage clinique c’est qu’elle ne suppose pas un savoir à l’enfant, ni à l’adulte qui s’occupe de lui. Pour elle le savoir est uniquement du côté de l’analyste.
Freud son père, donne un certain nombre d’indications sur l’analyse avec les enfants qu’il considère comme tout à fait possible. « L’enfant se prête très bien au traitement analytique ; le succès est total et durable[7] » écrit-il. Malgré cela il semble pourtant avoir soutenu sa fille.
La technique d’Anna Freud diffère totalement de celle de Mélanie Klein.
Lacan affublait Mélanie Klein du sobriquet de « géniale tripière ».
Elle développe la technique de la psychanalyse par le jeu, le dessin chez l’enfant. Elle les considère comme les équivalents des associations libres de la psychanalyse des adultes, avec le complexe d’œdipe précoce avant trois ans, ce seront des points de divergence avec Anna Freud.
Mélanie Klein suppose une réalité psychique archaïque et une vie fantasmatique du nourrisson. La constitution précoce de la relation est marquée d’ambivalence du fait de la non-satisfaction permanente, d’où l’introjection d’objets internes bons ou mauvais, et l’établissement d’un surmoi originaire issu de tendances agressives de l’enfant.
Pour Mélanie Klein tout enfant est capable d’établir une relation transférentielle, elle considère que tout ce qui se déroule lors d’une séance est acte interprétable car il s’agit de formation de l’inconscient. Elle pratique l’interprétation, elle parle à l’enfant d’une manière nouvelle pour les discours de l’époque qu’on adressait aux enfants.
Pour Lacan c’est Mélanie Klein « La plus fidèle à la pensée et à la tradition freudienne » énonce-t-il. Je cite Lacan qui résume la thèse kleinienne dans le séminaire le transfert :
« La tendance Mélanie Klein met l’accent sur la fonction d’objet de l’analyste dans la réalité
Transférentielle… Si Mélanie Klein a été amenée à faire fonctionner l’analyste, la présence analytique dans l’analyse, l’intention de l’analyste, comme bon ou mauvais objet pour le sujet, c’est dans la mesure où elle pense la relation analytique comme dominée dès les premiers mots, les premiers pas, par les fantasmes inconscient[8] ».
Notons que l’analyste en place d’objet, c’est une des thèses de Lacan.
Peut-on parler de spécificité du transfert chez l’enfant ?
La difficulté de repérage dans la clinique de l’enfant, demande de la prudence quant à la structure et donc à la question du transfert. Je vais aborder cette question uniquement chez l’enfant névrosé. Au premier abord, il paraît évident qu’une analyse d’enfant n’est pas une analyse d’adulte, des différences interviennent, l’enfant peut dessiner, jouer, etc…
Il n’est jamais à l’initiative de la demande, même s’il peut en formuler une dans un second temps. La demande dans la cure d’un enfant est délicate, pour Lacan, c’est le désir inconscient qui est le vecteur de la cure. La difficulté étant pour l’analyste de savoir de quel désir l’enfant est le porteur. Si un enfant peut devenir un analysant il y faut certaines conditions, car l’enfant n’entre pas seul en analyse, et ce n’est pas lui qui paye ses séances. Ainsi l’analyse avec les enfants implique des adultes : parents, grands-parents, éducateurs, pouvant intervenir auprès de l’analyste. L’amour de l’enfant pour ses parents est-ce un obstacle pour un transfert à l’analyste ?
En 1932 Freud écrit : dans la cure avec l’enfant « Du fait de la présence de ses parents réels à ses côtés et du fait de leur intrusion dans sa vie, la résistance ne se présente pas de la même manière que chez l’adulte. La résistance chez l’enfant est remplacée par des difficultés extérieures. Les parents sont capables d’intervenir à tout moment pour mettre fin au travail avec leur enfant, d’où la nécessité impérieuse d’agir analytiquement en même temps avec eux.[9] »
Qu’entend-il par-là ? « Agir analytiquement » ? A mon sens l’analyste doit avoir le souci de s’assurer du transfert des parents, qui au côté de l’enfant vont développer une névrose de transfert. Cela permet de maintenir le travail avec l’enfant et d’éviter d’éventuelles rivalités parentales. Il s’agit d’un travail de transfert au un par un. Et non d’un transfert familial, ou alors cela nous rapprocherait des thérapies familiales, ou ce qui prime c’est le discours familial.
Les apports de Lacan, sur la prise de l’enfant dans le fantasme parental, nous aident à penser plus précisément cette question. C’est dans le discours des parents que l’analyste pourra repérer la place de l’enfant. Je vais rappeler la « Note de l’enfant » de Lacan[10], rédigée en 1969, il souligne que chez l’enfant, « le symptôme peut représenter la vérité du couple familial » et que « c’est là le cas le plus complexe, mais aussi le plus ouvert à nos interventions » énonce- t-il. L’enfant les fait exister comme parents qui fondent avec lui une famille, il assure une fonction de lien. Par leur désir, ses parents lui donnent une place, et l’enfant s’approprie, s’aliène aux signifiants de son père et de sa mère.
Le travail analytique peut permettre à l’enfant de s’extraire de cette place de symptôme du couple familial et lui permettre de découvrir son propre désir.
L’enfant doit passer de sa position de symptôme de ses parents à celle de pouvoir exprimer ce qui ferait symptôme pour lui. Il y a un autre cas, où « l’enfant réalise la présence de ce que Jacques Lacan désigne comme l’objet a dans le fantasme » de la mère. L’enfant, objet de la mère, sert de bouchon à son angoisse et « n’a plus de fonction que de révéler la vérité de cet objet ». Il paraît essentiel de tenir compte de ce poids de réel, pour que le transfert des parents à l’analyste soit maintenu afin qu’il n’y ait pas interruption du travail avec l’enfant.
Freud avait pressenti que « la thérapie des états nerveux de l’enfant se heurtera toujours à une grande difficulté : la névrose des parents, qui formera un mur devant la névrose de l’enfant ». J’ai pu constater que souvent l’enfant ne va jamais plus loin que ce à quoi ses parents l’autorisent. L’analyste qui travaille avec un enfant, parfois, doit être un acrobate, en lien avec cette place qu’il a dans ces multiples transferts.
Accueillir les questions des parents reste essentiel, si l’on veut qu’un véritable travail soit possible avec l’enfant.
Freud précise « Le transfert étant donné que les parents existent encore, joue un rôle différent[11]. » sous-entendu de l’adulte.
Ou se situe cette différence qu’énonce Freud ?
En 1914 dans Remémorer, répéter et perlaborer, Freud évoque le rôle que joue le transfert chez l’adulte. Je le cite :« Lorsque le patient montre seulement autant de complaisance qu’il respecte les conditions d’existence du traitement, nous réussissons régulièrement à donner une nouvelle signification de transfert à tous les symptômes de la maladie, à remplacer sa névrose ordinaire par une névrose de transfert, de laquelle il peut être guéri par le travail thérapeutique. Le transfert crée ainsi un royaume intermédiaire entre la maladie et la vie par lequel s’effectue le passage de la première à la dernière. Le nouvel état a endossé tous les caractères de la maladie, mais il présente une maladie artificielle, qui est, en tout lieu accessible à nos interventions.
Il est simultanément un fragment d’expérience réelle, mais rendu possible par des conditions particulièrement favorables et il est de la nature d’un provisoire[12]. »
La différence que souligne Freud ne se situe- t-elle pas dans le fait que les enfants ne sont pas dans une névrose ordinaire. L’enfant est dans une névrose infantile. Chez l’enfant la névrose de transfert se développe dans le même temps que la névrose infantile, elles s’associent, se superposent. En 1927, dans « l’avenir d’une illusion » pour Freud la névrose infantile c’est le temps de l’œdipe, elle reste incontournable et ne désigne pas un état pathologique. Lorsque la névrose infantile surgit, des angoisses arrivent, la peur du loup, du noir, les terreurs nocturnes, au même moment que l’émergence de la parole.
Isabelle Morin précise « On connaît la fonction de séparation qu’opère le langage et il n’y a rien d’étonnant à ce que par le fait de nommer les choses, l’enfant soit soudain confronté à cause du langage à un abîme sans bord, rien à quoi se tenir comme s’il s’éprouvait lui-même comme un objet prêt à choir sans l’Autre[13]. » La névrose infantile est un temps structurant, ou l’enfant œuvre pour la construction du sujet.
Pour Erik Porge[14] ces états névrotiques que traversent beaucoup d’enfants sont des névroses de transfert, non substituées à une névrose ordinaire.
Selon lui l’enfant dirige une névrose de transfert sur un objet parental proche, le père, la mère, un frère, une sœur… Les parents, sont des sujets supposés savoir. Les enfants passeraient d’une névrose de transfert avec les parents à une névrose de transfert avec l’analyste, alors que les adultes doivent passer d’une névrose ordinaire à une névrose de transfert.
Ensuite, Lacan dans son séminaire de 1964 Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, énonce :
« …c’est dans le transfert que nous devons voir s’inscrire le poids de la réalité sexuelle[15]. » Il fait une lecture du cas d’Anna O, patiente de Breuer. Elle présente des symptômes d’une grossesse nerveuse. Lacan interprète ce symptôme comme la manifestation du désir de l’Autre, du désir du psychanalyste. Le symptôme d’Anna O fait signe de la réalité sexuelle présente dans l’inconscient.
Et chez l’enfant ? Dans le transfert de qu’elle réalité sexuelle s’agit-il ?
Ou se situe la différence entre la sexualité infantile et la sexualité adulte, mature ?
Selon Freud la sexualité infantile s’achève avec l’issue de l’œdipe. Ensuite la période de latence survient, c’est le temps du refoulement, c’est une période d’inhibition sexuelle.
La sexualité infantile est différenciée de la génitalité. Elle est dite perverse polymorphe car le corps entier y est sexualisé par le biais des pulsions partielles, orale, anale… L’enfant vise une satisfaction auto-érotique. La théorie sexuelle infantile, chez le névrosé témoigne du moment d’entrée dans la construction de l’identité sexuelle, la sexuation de l’enfant, c’est à dire de son choix d’objets.
Pour Erick Porge (article « Le transfert à la cantonade ») « l’interdit de l’inceste se déploie dans le champ d’un rapport sexuel, celui entre les enfants et les parents, l’interdit n’est pas sur le même plan que l’impossible du rapport sexuel. L’amour auquel l’enfant est prêt est l’amour déterminé par les théories sexuelles infantiles. »
Il y aurait-il une spécificité du transfert chez le jeune enfant du fait de la perversion polymorphe ? et de l’enfant en période de latence ?
Probablement que l’enfant n’accède pas au transfert amoureux avec l’analyste, comme l’adulte, les théories sexuelle infantiles bouchent cette possibilité. Les théories sexuelles infantiles ne sont que le reflet de la constitution sexuelle, l’enfant reste immature.
Cette relation, transférentielle ? Qu’en est-il ?
« Dès qu’il y a sujet supposé savoir, il y a transfert[16]. » énonce Lacan. Les parents, l’enfant, supposent un savoir à l’analyste, et l’analyste suppose également un savoir à l’enfant. Derrière l’amour de transfert précise-t-il c’est l’affirmation du lien du désir de l’analyste au désir du patient. Il est important de préciser que la cure analytique n’est pas pour autant une relation duelle, symétrique. Le transfert est un, d’un seul tenant, c’est « un phénomène où sont inclus ensemble le sujet et le psychanalyste » point que Lacan aborde dans les quatre concepts fondamentaux. Pour Lacan le contre transfert n’est pas nécessaire pour nommer l’implication de l’analyste dans l’expérience, qui est le fait du désir. L’intersubjectivité est ce qu’il y a « de plus étranger à la rencontre analytique[17] » Lacan démontre qu’il y a qu’un seul sujet dans l’expérience analytique, le sujet analysant.
L’analyste intervient dans la cure que comme objet.
Dans son premier séminaire, Lacan parle d’un « rapport interhumain » en soulignant qu’il ne s’agit pas d’un rapport entre deux individus. Il n’y a pas seulement deux corps en présence, puisqu’il y a entre eux ce tiers qu’est la parole, élément fondamental. L’analyste est celui qui est en capacité « de ne se laisse pas affecter » (Lacan) dans sa relation avec l’analysant.
Chez les post-freudien l’interprétation du transfert a été un axe principal, l’idée c’est que le lien produit dans la cure analytique est la répétition d’un ancien lien. Pour eux la cure est une relation duelle. D’où l’importance qu’ils donnent au contre transfert. Un des résultats majeurs de l’élaboration de Lacan sur le transfert est de dissiper les questions concernant le contre-transfert pour introduire la question du désir. Ce n’est pas simplement la répétition d’un ancien lien, Lacan propose une autre voie, il va séparer transfert et répétition. Ce n’est pas sans conséquences pour le maniement du transfert. Je cite Michel Sylvestre dans « Demain la psychanalyse[18] » :
« …Qu’on distingue transfert et répétition, part de l’idée qu’au-delà de cette répétition, l’analyse serait le lieu où peut émerger un autre matériel qui, lui, ne se répète pas, …n’est accessible que par le transfert analytique. C’est donc quelque chose qui, sans l’analyse serait inaccessible, hors de la portée du sujet – à la différence de la répétition ».
Quelle est la place de l’analyste dans le transfert avec un enfant ?
Je vous propose trois petites vignettes cliniques de la littérature analytique :
Dans ces vignettes, dès les premières rencontres, l’analyste s’adresse à l’enfant comme s’il avait un savoir sur lui, par l’interprétation l’analyste force le transfert. Les interventions de ces auteurs ont pour effet, de mettre d’emblée l’analyste en place de sujet supposé savoir pour l’enfant. L’analyste ouvre « l’enclos du transfert[19] », pour y accueillir l’enfant.
- Dans la cure du « petit Hans », il y a le fameux moment où Freud le rencontre et lui dit : « Bien avant qu’il ne vînt au monde, j’avais déjà su qu’un petit Hans naîtrait un jour qui aimerait tellement sa mère qu’il serait par suite forcé d’avoir peur de son père, et je l’avais énoncé à son père. » A la suite de quoi Hans demande à son père : « Le professeur parle-t-il au bon Dieu pour qu’il puisse savoir tout ça d’avance ?[20] »
- Dans « le cas Dominique » de Françoise Dolto[21]. Dominique lui dit : « …quand j’étais petit, je craignais les cambrioleurs, ça peut prendre l’argent ça peut prendre l’argenterie, vous ne pensez pas tout ce que ça peut prendre ? et Dolto qui lui répond « Ou bien ta petite sœur ? »
Dominique : « Oh ! Vous alors, comment est-ce que vous savez tout ? »
- Dans le cas de « la petite Piggle[22] » prénommée Gabrielle, dès la première séance Winnicott traduit le comportement de la petite fille. Je le cite : « C’est alors que commença quelque chose qui fut répété à de nombreuses reprises : voilà un autre…et voilà un autre. Il s’agissait principalement de wagons à marchandises et de locomotives, mais, semblait-il, l’objet sur lequel elle faisait ce commentaire importait peu. J’ai donc pris cela comme une communication et j’ai dit : « Un autre bébé. Le bébé de Suz » Et Winnicott qui rajoute, « C’était de toute évidence la chose à dire, car elle s’est mise alors à me raconter ce qui s’était passé quand le bébé de Suz était arrivé. »
Ces interventions de l’analyste provoquent le transfert de l’enfant, c’est une façon d’injecter du symbolique, interventions qui restent délicates lorsqu’on ne connaît pas la structure d’un enfant. Ces vignettes cliniques témoignent de la responsabilité dans le transfert de l’analyste, puisque le transfert est en lien avec l’offre que l’analyste fait. L’offre crée la demande, la demande est demande d’amour. L’analyste doit se faire le support du transfert, face à l’amour que l’enfant peut lui adresser, l’analyste ne répond pas, afin de faire émerger le désir inconscient.
Pour Winnicott, l’analyste est identifié à la mère, il voit la place de la mère dans les mouvements transférentiel des petits patients, il met l’accent sur la mère « suffisamment bonne ». Ce qui questionne Winnicott c’est l’environnement maternel et ses carences. Pour Rosine et Robert Lefort, je les cite : « Cette assimilation de l’analyste à un substitut maternel a souvent été faite dans l’analyse des tout-petits, c’est méconnaître le champ même dans lequel l’enfant situe d’emblée son débat, c’est-à-dire proprement un transfert dans le signifiant. L’analyste n’est pas là, en effet, pour satisfaire des besoins vitaux dont se charge l’institution, mais pour apporter ce signifiant dont il devient ainsi le lieu. C’est ce que Lacan a désigné du nom de « grand Autre » comme lieu des signifiants et lieu d’une parole qui fait présence-absence, soit celle de l’Autre symbolique auquel le sujet peut adresser fondamentalement sa demande[23]. »
Lacan introduit la fonction paternelle. Le père introduit une loi. Pour Lacan la mère introduit l’enfant au désir en faisant « cas de la parole du père, de son autorité autrement dit de la place qu’elle réserve au Nom-du-père dans la promotion de la loi[24] ». D’une certaine manière Lacan a permis de s’orienter différemment dans la cure des enfants, il a dégagé l’analyste d’une position maternelle, assimilation qui a souvent été faite dans l’analyse des tout-petits.
Chez les tout petits enfants, on peut noter que les parents sont en place d’idéal, Lacan énonce : « l’objet aimé se confond par toute une face de ses qualités, de ses attributs et aussi de son action dans l’économie psychique, avec l’idéal du moi du sujet[25]. » Les parents pour l’enfant sont en place d’idéal comme l’analyste en début de cure.
L’enfant ne se trouve-t-il pas dans « la stricte équivalence de l’objet et de l’idéal du moi dans le rapport amoureux » ?
L’analyste dans un premier temps incarnerait selon Erick Porge, dans le transfert ce parent idéal. Il y faut le désir de l’analyste qui suppose à l’enfant analysant, un savoir, qu’il pourra élaborer dans le transfert, sans les parents.
Les petits enfants placés en institution, en famille d’accueil, séparés de leurs parents, établissent souvent d’emblée avec l’analyste une relation avec une présence pour laquelle ils montrent « une soif intense ». L’offre d’une écoute singulière, l’attention de l’analyste, ne provoque-t-elle pas d’emblée un transfert chez ces enfants ?
La position de l’analyste dans la cure est en lien avec le transfert. Selon Lacan, l’analysant met l’analyste dans une position d’idéal du moi, tandis que l’analyste doit répondre à l’analysant de la place de l’objet petit a.
Il s’agit donc de distinguer idéal du moi et objet petit a. La véritable analyse du transfert consiste pour l’analyste, à occuper la place de l’objet a, pour répondre au transfert.
Objet a cause du désir, il se met à cette place dans le transfert, c’est à dire de manière déplacée. L’idéalisation de l’analyste masque ce qu’il est vraiment pour l’analysant. L’analyste doit régler sa position sur cette structure ainsi définie de l’amour. « Les rapports de l’analysé et de l’analyste reposent sur le fait que l’analyste a un moi que l’on peut appeler idéal[26]. »
Et avant l’œdipe, il y a-t-il un transfert chez le tout-petit ?
Freud n’a pas proposé une théorie qui puisse orienter le travail avec l’enfant avant l’œdipe. Sur l’enfant tout petit il précise : « L’enfant ne possède pas de surmoi, n’associe pas librement, et, quand il le fait, cela fournit rarement de grands résultats[27]. »
Certains analystes situent la période de l’œdipe comme étant le moment pour recevoir seul les enfants. Ils restent avec l’idée que l’analyse commencerait avec l’œdipe.
Un enfant avant trois ans se sent toujours concerné par les rencontres avec l’analyste qu’il fait avec ses parents. L’analyste a une écoute qu’il n’a peut-être jamais rencontré, cela montre à l’enfant qu’il a une valeur. Les enfants tout petits qui ne parlent pas, c’est à partir du discours de ceux qui s’occupent de l’enfant que l’on peut travailler, c’est à dire le discours des parents, ou des éducateurs.
Ce qui reste important c’est le discours des parents sur l’histoire familiale, sur les ascendants. L’âge ne constitue pas en soi un obstacle au traitement analytique. Pour Lacan l’enfant est marqué par le langage bien avant sa naissance.
Dans « Position de l’inconscient » Lacan énonce « le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende[28]. » Ça parle autour du nouveau-né sans pour autant s’adresser à lui. L’enfant est baigné dans le signifiant bien avant de naître. Il dit « à quoi dès lors se réduit le sujet qui écoute ».
C’est là que Lacan précise qu’alors que « ça s’adresse à lui, quand il n’était absolument rien, mais du seul fait de cette adresse, il disparaît comme sujet sous le signifiant qu’il devient ». La parole de l’Autre affecte ainsi le jeune sujet avant qu’il ne puisse l’utiliser lui-même.
Robert et Rosine Lefort traitent des enfants très jeunes qui ont pu s’engager dans le travail analytique, avec ou sans parole. Au cours de la cure, certains enfants ont accédé à la parole, « Maryse devient une petite fille[29] » est un ouvrage des Lefort qui en témoigne. Maryse à 26 mois et dès les premières séances des éléments transférentiels apparaissent.
Winnicott et Mélanie Klein également ont travaillé avec des jeunes enfants. Il n’y a pas à exclure l’enfant du discours analytique lorsqu’il ne présente pas de langage articulé, car c’est le priver de l’appui du symbolique.
Qu’en est-il de la fin d’un travail analytique avec un enfant ? Quelle issue pour le transfert ?
Lacan situe la terminaison de l’analyse dans le moment où la satisfaction du sujet se réalise dans la satisfaction de chacun, « ceux qu’elle associe dans une œuvre humaine ». Pour Freud, c’est quand le sujet est capable d’aimer, de travailler, de penser.
Comment finit une analyse d’enfant dont on sait qu’elle reste probablement inachevée, par le fait que ce dernier est dans ce temps ou les choses sont en train de se construire, ce qui fait une différence importante avec l’adulte. Dans mes recherches j’ai pu noter que les fins de cures d’enfants n’ont pas été un point conflictuel pour les analystes, comme la question du transfert. Est-ce un élément qui vient révéler l’embarras des analystes face à cette question ?
Pour un enfant la fin de l’analyse est-ce la fin d’une tranche, qui plus tard pourra l’amener à reprendre un travail ?
La valeur de la psychanalyse c’est d’opérer sur le fantasme, qu’en est-il de la constitution du fantasme chez l’enfant ? Le fantasme chez l’enfant n’est probablement pas installé de la même manière que chez l’adulte. Et qu’en est-il d’une modification subjective, voire de destitution subjective chez l’enfant, moment où le sujet déchoit de son fantasme ? Est-ce que la destitution ne peut pas s’entrevoir que du côté parental, c’est à dire de la chute de la place dans laquelle l’enfant s’était trouvé dans le fantasme des parents. Si chute de l’objet a il y a, c’est l’objet a que l’enfant pouvait être pour sa mère. La question de la dépression en fin de cure ne touche pas l’enfant, comme l’adulte. Cette « position dépressive » chez l’adulte authentifierait le deuil de ce que l’analyste est devenu comme objet a dans le transfert. L’enfant n’aurait-il pas de deuil à faire ?
Le transfert à l’analyste se dissipe, la chute du sujet supposé savoir s’effectue, que devient cet amour de transfert pour l’enfant ? Ne peut-on avancer que cet amour de transfert se transforme en transfert à la psychanalyse ? c’est ce qui les amèneraient des années plus tard à reprendre une analyse. L’analyste reçoit des enfants qui sont en place d’objets, il s’agit de desserrer le cercle dans lequel ils sont pris. Dans certain cas, lorsque l’enfant parvient à se déloger du symptôme d’un des parents, cela peut amener à une demande d’analyse d’un de ces derniers.
Quand un enfant a fini son travail avec un analyste, il sait quand il a terminé, et on peut noter que l’enfant quitte l’analyste sans difficultés. La fin du transfert pour l’enfant est probablement le moment ou l’enfant sait qu’il peut se passer de son analyste. Dans ce temps de fin d’analyse, l’enfant peut dire qu’il ne sait plus quoi faire, qu’il ne sait plus quoi dire.
La fin d’un travail analytique avec un enfant peut prendre différentes formes. Parfois l’arrêt de la cure correspond avec la fin du symptôme qui dérangeait l’adulte. Il y a le cas où un des parents fait cesser le travail en cours, de l’enfant chez l’analyste, sans avancer de sérieuse raison, si ce n’est souvent ce qui motive cet arrêt c’est lorsque l’un des parents n’est pas près de supporter d’éventuels changements de position chez l’enfant. La littérature analytique témoigne de différente fin d’analyse d’enfants, je vais vous faire part de trois situations cliniques.
- Par exemple la cure du « petit Hans » aboutit à un compromis, l’objectif thérapeutique a été atteint. Pour Lacan le petit Hans malgré tous ses appels, dont les symptômes phobiques étaient l’expression, n’a pas trouvé de père capable de lui faire subir l’épreuve du complexe de castration. « On peut dire que Hans n’est pas passé par le complexe de castration, mais par une autre voie. Et cette autre voie (…) l’a conduit à se transformer en un autre petit Hans[30]. »
Il s’installe dans l’existence comme substitut du phallus maternel. « L’issue se fait par identification à l’idéal maternel ». Le père n’a pas réussi dans sa position, c’est peut-être lui qui aurait dû faire une analyse.
- Pour « la petite Piggle » âgée de deux ans lorsqu’elle rencontre Winnicott, ce dernier peut reconnaître qu’une cure d’un enfant aussi jeune reste inachevée, il écrit : « Je dirais pas de ce traitement qu’il est terminé. Pour ma part j’hésiterais à affirmer qu’une analyse d’enfant puisse être considérée comme complète lorsque la patiente est si jeune que les processus de développement ne font que prendre le relais au moment où l’analyse commence à aboutir[31]. »
- Dans le cas de « Maryse devient une petite fille » psychanalyse d’une enfant de 26 mois. Rosine Lefort précise ce qu’elle appelle la fin de l’analyse pour ce cas précis, je la cite :« Nous avons appelé la fin de l’analyse le moment où Maryse met en scène l’objet, non l’objet phallique imaginaire, mais l’objet a en tant que chu, dans sa consistance logique à la place du sujet, et parvient donc à une logification de la castration, ce qui nécessite qu’elle passe par l’objet quelconque, dont elle dit successivement « veux ça » et « veux pas » ; ( …) Maryse y atteint le point de jonction entre le symbolique et le réel, qu’elle met ainsi en acte[32]. »
Rosine Lefort pourra dire que ce dont a besoin Maryse ce ne sont plus des séances mais une famille.
L’enfant est un être en devenir, probablement c’est ce qui ne permet pas, d’arrêter de manière radicale ce qu’est la fin d’une analyse d’enfant.
Pour finir, du fait de son âge de son immaturité physique, de la présence des parents, des différences interviennent dans les analyses d’enfants, dans la mise en place du transfert.
Chaque rencontre avec un patient quel que soit son âge reste une rencontre singulière.
L’inconscient n’a pas d’âge.
Pour Robert Lefort, il n’y a pas de spécificité de la psychanalyse des enfants, je le cite :
« La structure, le signifiant et le rapport au grand Autre ne concernent pas de façon différente l’enfant et l’adulte c’est ce qui fait l’unité de la psychanalyse[33]. »
Corinne Larroque, Toulouse, le 18 janvier 2020.
notes :
[1] Jacques Lacan, séminaire livre VIII, Le transfert, Seuil, p.12.
[2] Sigmund Freud, La technique Psychanalytique, p. 127.
[3] Sigmund Freud, cinq psychanalyses.
[4] Jacques Lacan, séminaire livre VIII, Le transfert, seuil, p. 370.
[5] Jacques Lacan, séminaire livre VIII, Le transfert, Seuil, p. 370.
[6] Idem.
[7] Sigmund Freud, Nouvelles conférences de la psychanalyse, « éclaircissements, applications, orientations », P.194, Gallimard.
[8] Mélanie Klein, Essais de psychanalyse, Payot, p. 270.
[9] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. Eclaircissements, applications, orientations », p. 198.
[10] Jacques Lacan, Autres écrits, Note sur l’enfant, p. 373.
[11] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, p. 198.
[12] Sigmund Freud, La technique psychanalytique, p. 113.
[13] Isabelle Morin, Bulletin freudien N° 56 juillet 2010, Destins actuels de la névrose infantile.
[14] Erick Porge, Littoral N°18, Le transfert à la cantonade.
[15] J. Lacan séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux, Seuil, p.137, 142.
[16] Jacques Lacan, séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux, Seuil.
[17] Jacques Lacan, séminaire VIII, Le transfert, Seuil. (Leçon I)
[18] Michel Sylvestre, Demain la psychanalyse, Seuil, p.147.
[19] Jacques Lacan, séminaire X, L’angoisse, p. 148.
[20] Sigmund Freud, Cinq psychanalyse, Le petit Hans, PUF.
[21] Françoise Dolto, le cas Dominique, Points, p. 29.
[22] Donald W. Winnicott, « La petite Piggle » Traitements psychanalytique d’une petite fille, Payot, p. 28.
[23] Rosine et Robert Lefort, Maryse devient une petite fille, Seuil, p. 9.
[24] Jacques Lacan, Les écrits, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, Seuil, p. 579.
[25] Jacques Lacan, séminaire I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, p. 130, 145.
[26] Jacques Lacan, séminaire VIII, Le transfert, p.389.
[27] Sigmund Freud, La technique psychanalytique, « Remémoration, répétition, perlaboration », p. 113.
[28] Jacques Lacan, Les écrits, Position de l’inconscient, p. 835.
[29] Rosine et Robert Lefort, Maryse devient une petite fille, Seuil
[30] Jacques Lacan, séminaire VI, La relation d’objet, p. 416.
[31] Donald. W. Winnicott, La petite Piggle, traitement psychanalytique d’une petite fille, Payot, p. 20.
[32] Rosine et Robert Lefort, Maryse devient une petite fille, Seuil, p. 198.
[33] Robert Lefort, Analytica volume 34, p. 1.