Les banalités de la haine
Auteur: LEO Sophie
Les banalités de la haine
Au début de la vie il n’y a que l’indifférence pour le monde extérieur, l’amour narcissique (auto-érotisme) au travers de la satisfaction, au nom du principe de plaisir1. L’incorporation des bons objets extérieurs, aimés au même titre que le moi, concourraient à l’édifice de celui-ci, il y aurait expulsion des mauvais objets qui seraient donc différenciés et participeraient à la genèse d’un moi/sujet en relation avec l’extérieur/objet. L’opposition amour/haine existe avec la polarité plaisir/déplaisir, la haine étant ce rejet primordial de ce qui est impropre à la conservation du moi. C’est ainsi que Freud pose la haine, en 1915, dans
« Pulsions et destins des pulsions »2 comme précurseur de l’amour dans la relation d’objet du sujet : « l’extérieur, l’objet, le haï seraient tout au début identiques. S’il s’avère ultérieurement que l’objet devienne source de plaisir il est alors aimé mais aussi incorporé au moi, de sorte que pour le moi-plaisir purifié l’objet coïncide malgré tout à nouveau avec l’étranger et le haï »3.
Loin d’avoir la même origine, la haine a son chemin propre comme l’amour, et ce n’est qu’au bout d’un certain temps d’élaboration du sujet qu’ils peuvent se rencontrer et se former en « ennemis », en antagonistes, la haine venant des pulsions du moi et l’amour des pulsions sexuelles4.
S’ils peuvent se constituer en opposés et donner lieu à de l’ambivalence de sentiments, les deux ayant le même objet, « ce n’est qu’avec l’instauration de l’organisation génitale que l’amour sera devenu l’opposé de la haine »5. C’est par un mouvement régressif vers le stade narcissique primaire que la haine fait son apparition là où le lien d’amour avec un objet n’est plus.
Freud reconsidère sa théorie des pulsions dans le cadre de la deuxième topique. Il remet en question le principe de plaisir et considère, avec l’introduction du narcissisme, qu’il n’y a d’autres pulsions que libidinales. Il ne s’agit plus d’une opposition entres pulsions de conservation (de mort en tant que retour à l’état antérieur) et sexuelles (de vie) mais du développement du moi qui détourne la libido investie dans les objets à son profit. Il s’agit pour le sujet de développer une image de soi entre moi-idéal et idéal du moi que le sujet construit au fur et à mesure de son évolution au travers de sa relation d’objet. Selon les stades, le sujet va être affecté par des pulsions haineuses, notamment celle que Freud pose comme première, la haine œdipienne avec son lot d’angoisse et de culpabilité, ses revirements ambivalents d’amour et de haine, de séduction et de détestation envers le père ou la mère ; le stade œdipien dans le travail d’individuation est celui en quelque sorte de la maitrise de la haine.
Pour Mélanie Klein la haine et l’amour sont ressentis, dans une égale mesure, dès l’origine par l’enfant qui éprouve selon la satisfaction de ses besoins ou l’un ou l’autre : « le premier objet d’amour et de haine du bébé, sa mère, est à la fois désiré et haï avec toute l’intensité et toute la force qui sont caractéristiques de ses besoins primitifs »6.
Klein définit l’activité affective du bébé en relation avec ses ressentis de satisfaction, de peur, d’inquiétude, de tension. L’amour et la haine se succèdent selon les évènements extérieurs ou internes dominant l’enfant par ces tendances opposées envers la même personne (la mère bonne ou mauvaise selon les moments que vit l’enfant). Klein fait donc très vite référence à l’ambivalence des sentiments voire même à un clivage : « l’amour et la haine se livrent un combat dans l’esprit de l’enfant, combat qui peut, dans une certaine mesure, durer toute une vie et devenir source de danger dans les relations humaines »7. Il y a pour Klein une relation primaire qui va orienter les rapports du sujet avec le monde tout au long de sa vie selon la manière dont la mère a répondu aux besoins primitifs de son enfant ; elle postule une
« activité psychique primitive » chez l’enfant, qui se traduit par l’élaboration de fantasmes associés pour certains à la satisfaction et pour d’autres à la frustration. Il y a donc un conflit premier entre la haine et l’amour qui va orienter la vie toute entière et aussi « l’intensité » des sentiments ; ce conflit est inné 8 et constitutif du sujet comme elle l’énonce dans Envie et gratitude ; ce que souligne Klein c’est que la haine ressentie sera l’instigatrice de fantasmes de réparation chez le bébé, l’aidant à surmonter ses craintes d’avoir tué la personne aimée, car l’enfant ne fait pas la différence entre la réalité et ses fantasmes. Pour Mélanie Klein, il y a une tendance humaine dès l’enfance à vouloir préserver les liens d’amour, voire même à sublimer nos tendances agressives et de haine9.
Aucun doute que pour Klein comme pour Freud la haine prend sa source dans la frustration ou la menace d’un danger, ce qui pour Klein engendre des angoisses très précoces auxquelles répondent les tendances destructrices alors que pour Freud c’est la préservation du moi qui est la source de ces tendances ; pour lui, elles vont évoluer de manière libidinale lors de la mise en place d’un narcissisme qu’il voit comme l’intégration des pulsions à une activité psychique nouvelle visant à l’unité du moi, l’agressivité des pulsions premières va subir des transformations selon les stades (sadique, anal, le stade œdipien, génital). Pour Mélanie Klein il n’y pas de stades mais des modes d’être, comme la position schizo-paranoïde, ou dépressive (faisant partie du développement de l’enfant elles peuvent être retrouvées à l’âge adulte) qui visent principalement à se défendre d’angoisses précoces liées aux pulsions, persécutives pour la première position ou dépressives pour la seconde.
Les divergences de Freud et Klein donnent un éclairage différent sur la nature de la haine et son origine. Freud pense le sujet et les relations aux objets en termes de conflits, le sujet entre en relation avec l’autre et doit résoudre les conflits que cela crée en lui, Klein met en avant que l’objet lui-même est désorganisateur et que c’est contre cela que le sujet se défend plus que contre l’objet lui-même. La haine chez Freud est une haine tournée vers les objets, haine des autres, haine de soi quand la pulsion prend le moi en objet mais il n’existe de haine qu’érotisée ; quand l’amour fait défaut la haine le supplante dans une régression au stade sadique, un retournement en son contraire assurant au narcissisme son lien avec l’objet sans l’ombre d’un doute. Pour Klein il s’agit pour le sujet de se défendre de ses propres pulsions destructrices qui le menacent et qu’il doit « recouvrir » en quelque sorte de son amour pour trouver une stabilité. Chez Freud la haine est une constante qui peut aller de l’autoconservation à la conservation psychique du narcissisme, chez Klein, observant dans ses psychanalyses d’enfants qu’il y a une constante psychique à détruire et préserver les objets, il n’existe pas de haine sans amour et inversement.
Nul doute qu’il y a un lien entre surmoi et haine. Le surmoi n’est pas que le représentant de l’intériorisation d’une loi morale, ni d’une loi symbolique inconsciente, il n’est pas que cette instance qui interdit (et frustre) mais aussi, mandataire du ça, il exhorte à réaliser la jouissance. Dans cette droite ligne nous pouvons citer la phrase de Lacan : « le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance – Jouis !» 10 .
Ce surmoi féroce institue un idéal fait des différentes identifications, centré sur l’imaginaire. Le surmoi veille à l’accomplissement de cet idéal dans un paradoxe haineux envers le sujet : il cause des refoulements qui ne feront qu’exciter sa férocité et crée de la surenchère quant à l’idéal, auquel ne cesse de se mesurer le moi. Entre « ordres » et « dés- ordres », la surenchère symbolique du surmoi désunit ce qui fait l’unité narcissique du sujet. Celui-ci ne saurait plus à quel saint se vouer, sinon qu’à s’attaquer lui-même dans un retour masochique mortifère, ou à se dissoudre comme Narcisse dans un amour de soi contraignant le sujet à une exigence haineuse envers lui-même.
Ce lien entre surmoi et idéal du moi nous ramène donc à ce qu’il y a d’indissociable entre haine et narcissisme. Le narcissisme secondaire, avec son désinvestissement de l’objet au profit de l’investissement du moi, procède des identifications. Il s’agit de construire un moi
« aimable », aimé aussi. Les relations avec soi et l’autre sont un constant va et vient entre les identifications projectives et introjectives, l’idéal du moi (je veux être comme) et le moi idéal (objet des premières satisfactions narcissiques). Lacan, dans son premier séminaire11, reprend la question du narcissisme : il insiste sur l’imaginaire au sein de la construction du moi ; puis dans son séminaire sur les Psychoses12 il reprend l’idée d’une structure paranoïaque du moi (évoquée dans sa thèse de doctorat). Il y a une aliénation imaginaire qui est de manière constitutive paranoïaque indépendamment de la structure. Le moi, né de la vision spéculaire13, au nœud du réel, du symbolique et de l’imaginaire est par essence, suspicieux, agressif, persécuté, agi par des sentiments de haine que le sujet ne cesse d’attribuer à l’autre ; cette vue imaginaire, torsion du réel en un retour narcissique, affecte le sujet dans toute sa dimension destructrice, jusqu’à un possible retour négatif à la jouissance, sous le chef de la pulsion de mort. Pour autant la pulsion de mort ne peut être réduite à la haine et ses manifestations, même si à l’extrême elle n’est effectivement que « culture de mort » lorsque qu’elle prend la voie de la destruction.
La dialectique des relations à l’autre du sujet est toujours en rapport avec l’image de soi, pièce centrale, « le cadre », « son appréhension au monde » nous dit Lacan, mais qu’il retrouvera toujours par l’intermédiaire de l’autre. Comme le souligne Lacan « Si l’autre sature, remplit cette image il devient un objet narcissique qui est celui de la verliebtheit (…). Si, au contraire, sur le même versant, l’autre apparaît comme frustrant le sujet de son idéal et de sa propre image, il engendre une tension destructrice maxima. A un rien près le rapport imaginaire avec l’autre tourne dans un sens ou dans l’autre, ce qui donne la clef des questions que se pose Freud à propos de la transformation subite, dans la verliebtheit (énamoration / passion), entre l’amour et la haine »14.
Ce lien perpétuel de l’amour et de la haine n’est pas que possibilité de basculement comme nous l’avons vu, il n’y a pas d’amour sans haine ; ce que Freud nous dit : « Si la haine et l’amour sont en lutte perpétuelle dans le psychisme humain, cette ambivalence ou conflit des sentiments d’amour et de haine, c’est-à-dire des désirs de mort inconscients permettent en réaction contre l’impulsion hostile de créer nos plus beaux épanouissements de la vie amoureuse »15. Lacan le résume en un mot : « l’hainamoration »16 .
Il y a de la part de tout homme une demande faite à l’Autre. Si je demande à l’autre de m’aimer, de combler ce défaut radical qui m’inscrit dans le manque à être et qu’il n’y a pas de réponse, je le hais. Si l’on veut bien penser que l’homme doit/veut/cherche à s’assurer de son existence, qu’il peut y croire, c’est soutenu de ce qui peut faire sens pour lui, aussi insensé que cela soit, c’est-à-dire que cela permette de croire à son existence, ek-sistence. La haine surgit quand l’autre empêche aux yeux du sujet cette existence, cette possibilité d’être.
Et inversement, c’est parce que l’autre possède ce qui me ferait exister qu’il m’est insupportable. L’attribution à l’autre d’être bienveillant, gardien de soi, ou malveillant est le ressort de cette hainamoration.
Mais la haine peut aussi s’exprimer dans l’amour porté à l’autre dans sa véracité, ce que Lacan dit avec cette phrase « la vraie amour débouche sur la haine »17. Est-ce à dire que
« l’amour s’obstine » 18 au delà de la condition de l’existence, du réel de l’autre ?
Mais jusqu’où encore l’amour « s’anamorphose » ou « s’oxymore »-t-il dans l’acte cannibale fantasmé comme chez Catharina Régina Von Greiffenberg : « Je t’embrasse, et je te mange tout entier, par amour, dans le gouffre de mon corps… Je suis éclairée, éblouie. Tu me regardes avec tant de clarté »19.
C’est peut-être sous cet éclairage que l’on peut entendre la phrase de Lacan : « À partir de cette limite, l’amour s’obstine parce qu’il y a du réel dans l’affaire, l’amour s’obstine, tout le contraire du bien-être de l’autre. C’est bien pourquoi j’ai appelé ça l’hainamoration, avec le vocabulaire substantifié de l’écriture dont je le supporte. »20
Lacan, dans son séminaire Encore, différencie cette haine jalouse, qu’il a exemplifié avec l’anecdote de Saint Augustin, d’avec la haine solide21, la vraie haine ; cette haine dont il nous dit que « nous sommes, sur ce sujet de la haine, si étouffés que personne ne s’aperçoit qu’une haine solide ça s’adresse à l’être, à l’être-même de quelqu’un qui n’est pas forcément Dieu. On en reste – et c’est bien en quoi j’ai dit que le a est un semblant d’être (…) à la haine jalouse »22.
On ne peut nier que cette haine est native et ancrée dans la structure et la réalité psychique de tout sujet. Bien plus « solide »23, au delà de la haine jalouse c’est une haine pure, une vraie haine, qui prend sa source dans la haine primordiale, qui vise l’être de l’autre.
Tout comme l’amour la haine est une tentative de percer au point de l’ « un-dicible » ce qui fait la singularité de l’être de l’autre, dans son être là, dans sa jouissance, dans son être de dire. Qu’est-ce que l’être ? L’être n’est finalement, comme nous le suggère Lacan « qu’un fait de dit, rien sinon que dans la mesure où ça se dit que ça est »24. Il s’agit donc d’un rapport à l’existence d’un être à qui le sujet suppose un savoir qu’il ne peut saisir et qui pourrait être préjudiciable à sa propre jouissance. L’amour s’accommode du semblant, du leurre, ça ne se situe jamais là, c’est toujours ailleurs, cela permet de faire vivre le désir de l’autre et sa demande dans l’autre, la haine non. Elle ne supporte pas cette limite (du savoir) qui vient introduire une menace. Elle y répond en visant l’objet et son porteur, « le trait et la personne ». C’est en cela qu’elle acquiert sa portée symbolique et son illimité25.
Dit autrement, connaître la haine c’est faire consister l’unarité de l’autre. Mais comment ?
Lacan pose la haine comme passion avec l’ignorance et l’amour. Dès Les écrits techniques de Freud, il précise que « les passions de l’être s’inscrivent dans la dimension de l’être et non du réel »26. Dans ce rapport passionnel l’amour et la haine sont fascinations imaginaires mais vont au-delà dès que le sujet s’engage dans la voie de la parole et du symbolique. A cet endroit « il se dirige vers l’être de l’autre »27.
Sans parole l’être n’existe pas : « Sans la parole, en tant qu’elle est affirmation de l’être, il y a seulement verliebtheit, fascination imaginaire, mais il n’y pas d’amour. Il y a l’amour subi mais non pas le don actif de l’amour. Eh bien pour la haine c’est la même chose (…) »28. Si l’être n’existe que parce qu’il est dit, c’est cela que la haine vise, s’il faut détruire la spécificité insupportable d’autrui dans son être au monde, il faut détruire ce qui le fait exister par la parole, dans le langage, dans le symbolique. C’est en cela que la haine, la vraie vise l’être de l’autre, c’est en cela qu’elle ne « satisfait pas de la disparition de l’adversaire »29, qu’elle n’est pas la face B de l’hainamoration même s’il n’y a pas d’amour sans haine. C’est en cela « que la haine est, comme l’amour, une carrière sans limite »30.
Par contre, comme nous le dit Lacan : « La haine ne relève pas du plan dont s’articule la prise du savoir inconscient »31 contrairement à l’amour qui est un abord de l’être aux prises avec l’inconscient, « la rencontre de deux inconscients » soutenu du fantasme de faire de l’un avec deux. L’amour demande l’amour, et se soutient de sans cesse se rater dans le non rapport sexuel. La haine, la haine solide désuppose toute union, au contraire, elle ne se supporte pas de l’illusion du rapport, sinon qu’elle sait qu’elle doit se soutenir seule au delà de l’objet afin de ne pas tomber sur le vide de sa croyance. Elle s’attaque donc au réel de l’être, à son existence tout comme le concierge de la rue de la pompe dans la petite histoire que Lacan nous conte : « Ce n’est pas pour rien qu’on a choisi le rat. C’est parce que l’on peut en faire facilement une unité – le rat ça se rature. J’avais déjà vu ça dans un temps où j’avais un concierge, quand j’habitais rue de la pompe – le rat il ne le ratait jamais. Il avait pour le rat une haine égale à l’être du rat »32. Là où l’amour rêve de continuer le rapport à l’autre, la haine n’en veut aucun, si elle le reconnaît, au contraire elle le voit comme supplétif. Elle
« déshabille » l’autre, ses idéaux, ses sentiments, elle reconnaît l’unarité de l’autre, elle le fait bien plus consister, ce qui en fait le « seul sentiment lucide »33. Elle s’attache/s’attaque au un, à l’être de jouissance, là où l’amour lui se réfère du manque à être. C’est ainsi que Lacan conclut : « La haine, est bien ce qui s’approche le plus de l’être, que j’appelle l’ex-sister. Rien ne concentre plus de haine que ce dire où se situe l’ex-sistence. » 34 . De cette haine-là, solide le misanthrope pourrait en être le paradigme si les foules n’étaient pas là pour nous rappeler combien tout homme, aussi singulier soit-il, s’agrège à ses semblables dans des haines communes où il s’agit de faire taire par le nombre toute pensée qui pourrait faire rature sur le dit : s’il arrive quoi que ce soit aux éléphants, notamment qu’on les chasse c’est à partir du moment où les hommes les ont nommés35, c’est bien parce que les nazis ont dit des juifs qu’ils étaient « comme des rats » qu’ils ont pensé les « raturer » sans vouloir savoir que ce
« comme » en disait long sur le fait qu’ils voulaient méconnaitre parce que reconnue l’appartenance à l’espèce humaine de ce peuple.
La haine devient active dans le rapport à autrui avec le langage, ce que l’on voit au travers de ce que l’on appelle « les discours de haine » mais elle est aussi cette force qui transparait au détour de nos phrases, nos intonations, sans que l’on en soit conscient, expression d’un dire insu à l’intérieur du dire. D’autres fois elle perce dans ce qu’on appelle communément « dire tout haut ce que l’on pense tout bas », en quelque sorte s’autoriser à dire ce qui ne se dit pas. La banalité de la haine dans ce qu’elle a de trivial, dans ce qu’elle formule de manière forclose, sans aucune reconnaissance d’autrui comme singulier, dans ses clichés, ses mises en boîte, la haine, un prêt-à-penser, un « sans-y-penser » qui dépense sans compter excepté soi. « Un précepte tel que « aime ton prochain comme toi-même » (…) implique aussi que l’on se doutait que chacun se préférait fondamentalement »36 .
Cette préférence de soi est ce qui fait le lit de la haine de l’autre, engendrant jalousie, trahison, vengeance, envie, mais comme le demande Soler, où peut-on la voir quand elle ne s’exhibe pas au grand jour dans la mégalomanie ou les actes destructeurs ?37 Le narcissisme, ne peut se soutenir que du seul registre spéculaire, il se soutient également de ce qui le commande : le discours de l’Autre. S’y inscrit une jouissance, entre symbolique et réel. A parler, le sujet trouve le déficit du langage à exprimer le réel mais cela, néanmoins, produit un sens, un sens qui excède la signification mais dont le sujet, à l’occasion jouit. Ce que Lacan nomme la joui-sens. Liés à la jouissance réelle, hors sens, cette joui-sens et le spéculaire fondent le narcissisme. Jouir du sens narcissise pourrait-on dire.
C’est dans les jugements envers les autres qu’on la retrouve, dans cette banalité. Elle est là dans les conversations de salon, entre amis ; elle se sert de cet « entre-gens » où la censure est moindre, où « les absents ont toujours tort » pour une jouissance des mots qui intéresse le sujet de deux manières : jouir du sens et se donner de la consistance. Là se déversent remarques cyniques, moqueries, railleries, le mépris et … jusqu’aux phrases assassines qui promettent l’autre à l’échafaud sans échappatoire. C’est dans les jugements que s’exprime la détestation haineuse de l’autre et la jouissance du dire qui s’y glisse.
A chacun de chercher le détail qui tue. Comme disent les jeunes : ça tue ! Il vaut mieux tuer son prochain en mots que dans la réalité, dans ce dire qui s’échappe.
Chacun cherche « une différence absolue » comme le précise Lacan, ou les petites différences selon Freud38, petites différences qui activent les haines fraternelles dans les familles, dans les villages et dans les peuples, un trait unaire d’exclusion de l’autre qui se substitue sinon qui émerge d’un autre trait d’identification qui prend sa source dans la fratrie. Il s’agit de trouver le détail qui nomme l’autre et lui donne une valeur d’étrangeté irréductible, Si nous avons tous « une énergie de haine disponible » dont la particularité est l’hétérogénéité, il ne semble pas étonnant qu’il suffise d’un signe pour rallier des individus aux motivations multiples dans une « cause » commune, support de tous les fantasmes individuels au nom de l’idéal du moi. Cette nomination du trait unaire39 sur le registre symbolique, dans l’aliénation du sujet au langage, permet au sujet de manipuler de l’Autre afin de répondre d’une image en conformité avec l’idéal du moi. Au jeu des signifiants, des représentations inconscientes, d’un signifiant pour un autre, il n’y a plus qu’à viser juste. L’autre est différent : il a un plus. L’autre, jusque dans son appropriation de la langue, signe son être. Finalement, dans le miroir qu’il nous présente, c’est toujours de la présence de l’autre en soi dont il s’agit, de notre part étrangère qui vient défaire à chaque fois l’unité de soi dont aveuglément nous nions la division. »40. La banalité de la haine rejoint la banalité du mal41. Il en faut finalement peu pour que la haine jalouse, l’envie glisse vers la haine de l’être qui, déshumanisante, détruit toute lettre, toute trace menant au signifiant afin de radier l’autre de l’ordre symbolique.
Pourrait-on dire que ceux qui rejettent toutes différences sont en quête d’eux-mêmes, en quête du double, dans une altérité radicale rejetant le différent et le semblable ?
Avec le langage, nous sommes contraints et frustrés, contraints parce que ce n’est que de l’Autre que nous viennent les mots que nous utilisons et nous logeons ainsi l’autre en nous, frustrés parce qu’il n’y pas encore de langage qui puisse faire advenir notre totalité et que parler suppose un vide, une distanciation avec ce que nos vivons, un exil, « Ça ne colle plus ». Ce que parler permet de positif pour se construire se fait avec le négatif, autour de ce négatif. Le langage nous entame et nous rend irrémédiablement divisés. Comment cette négativité qui fait creux en nous, à laquelle nous sommes contraints, ne pourrait pas faire autre chose que susciter notre haine ? Cette défiance nous est commune à tous. Dire la chose, la nommer c’est la tuer, la circonscrire, l’entamer de tous les autres signifiants, de tous les S2 et de son indicible. C’est en cela que le langage efface le sujet, le réduisant à devoir « se loger » dans la signification. C’est aussi parce que le langage porte en lui-même son incomplétude qu’il sème le soupçon chez le sujet d’une vérité inatteignable, un soupçon qui rend poreuses les limites entre soi et l’Autre, entre les frontières subjectives, entre les mots et soi, ravivant l’angoisse et l’effroi d’être assigné à une place qui n’est pas celle du moi, Le langage contient les bons et les mauvais objets qui sont adresse et demande à incorporer en soi, ou à expulser ; le langage est institution ; il porte en lui-même sa logique qui assujettit le sujet, il porte les mots de l’autre, il véhicule les préceptes, les interdits de l’institution, il véhicule la loi et fait loi, il est le premier castrateur. Mais il est aussi celui qui permet de se construire, de soutenir le sujet par l’acte même qu’il contient et le désir qu’il supporte, la subjectivité qu’il construit.
Il nous appartient de ne pas en faire payer le prix aux petits autres. Ne faut-il pas se servir du langage pour en défaire la puissance persécutrice ? Prendre les mots à leurs propres jeux pour « dégonfler » l’imaginaire qui fait signifier aux mots-mêmes ce qu’ils ne peuvent pas dire ? « Ce n’est pas ça » répété à l’envi, « ce n’est pas ça que je veux dire » également nous enrage ? Ce ne sera jamais ça et c’est peut-être une chance, une raison de joie plus que de lamentation, de se confronter au manque sans vouloir le combler, en quelque sorte d’en faire une source d’inspiration plutôt qu’une désolation acrimonieuse puisque à y réfléchir c’est la liberté d’habiter un monde jamais fini, non clos sur lui-même, de s’ouvrir à notre désir sans nous trahir pour autant. Si l’amour et la haine visent la particularité, l’unicité de l’individu, l’un pour le grandir l’autre pour le détruire, il reste une question commune que nous pose Jean-Daniel Moussay : « Que faire de ces restes de jouissances qui tiennent à l’être vivant et qui ne cessent d’avoir leurs effets dans les dires de tout humain ? »42.
Il y a chez l’humain « de l’originaire », « du primordial ». La haine ancrée en nous tous infuse et diffuse dès l’origine, elle est là comme une figure de l’ombre, accompagnatrice de la pulsion de mort, créatrice dans ce qu’elle nous permet paradoxalement de faire naître : avant d’être destructrice, elle est séparatrice et soutient de manière nécessaire le sujet dans sa différenciation, dans l’affirmation de sa singularité ; mais elle peut devenir meurtrière jusqu’à l’expression d’un mal absolu. C’est un fait humain, sinon de l’humain. C’est en caractérisant le mal comme inhumain, en qualifiant nos semblables de « monstres », de « barbares », que nous nous sauvons d’en être. « La banalité du mal »43 des hommes ordinaires, des anti-héros est pourtant là pour nous rappeler que git en nous, au delà de l’impensé, au bord de l’impensable, la capacité de faire « le mal », ce « passage à la haine ».
« On est tous des sauvages », inscrit sur un panneau de bois au-dessous d’un Indien pendu, dans le film The revenant d’Alejandro González Iñárritu en 2016, nous le rappelle.
Un rappel ?
« Cela est peut-être difficile à vous faire entendre, parce que pour des raisons qui ne sont peut-être pas si réjouissantes que nous pourrions le croire, nous connaissons moins de nos jours le sentiment de haine que dans les époques où l’homme était plus ouvert à sa destinée. Certes nous avons vu, il n’y pas très longtemps, des manifestations qui, dans ce genre, étaient pas mal. Néanmoins, les sujets n’ont pas, de nos jours, à assumer le vécu de la haine dans ce qu’elle peut avoir de plus brûlant. Et pourquoi ? Parce que nous sommes déjà très suffisamment une civilisation de la haine. Le chemin de la course à la destruction n’est-il pas vraiment très bien frayé chez nous ? La haine s’habille dans notre discours commun de bien des prétextes, elle rencontre des rationalisations extraordinairement faciles. Peut-être est- ce cet état de floculation diffuse de la haine qui sature en nous l’appel à la destruction de l’être. Comme si l’objectivation de l’être humain dans notre civilisation correspondait exactement à ce qui, dans la structure de l’égo, est le pôle de la haine »44
La haine est une sorte de Janus Bifrons dont une face est tournée vers l’individu et son intime et l’autre vers le social. Il semble qu’une part de la haine du sujet soit inhérente à la vie sociale des hommes. Si la psyché rejette ce qui n’est pas elle-même, que le moi est ce souverain bien qui fait le lit de la haine de l’autre, la société peut faire le lit de la haine (de soi) qui sourd au gré des jugements féroces du surmoi. Il en va pour tout un chacun de prendre la mesure de son existence (de son inexistence ?) et d’en faire œuvre sans se méprendre sur les sources de ce mal, la haine. En effet, ce qui nous apparaît c’est que la haine, pour tout sujet aliéné à l’autre qu’il est, ce n’est pas la haine mais la jouissance de celle-ci qui en fait un mal absolu. Cependant s’il est de la responsabilité de l’individu d’assumer sa part de haine nous aimerions aussi interpeller le collectif sur les moyens de permettre au sujet, au cœur du projet social, de quoi pour chacun supporter, assumer sa haine, voire en tirer un processus créateur à l’opposé de la destruction.
Pour clore, nous donnons la parole à Patrick Guyomard en réponse à la question
« Qu’est-ce que la santé psychique ? », question qui peut aller à l’encontre de « Qu’est-ce que la santé mentale » tellement en vogue à l’heure où l’on dessaisit le sujet parlant de son ontologie, le réduisant à la pesée du normal et du pathologique :
« Je pense très profondément que la capacité à supporter sa propre haine fait partie de la santé psychique, et sa propre intolérance et que c’est une force extraordinaire de savoir que quelque chose d’aussi négatif en apparence que la haine, nous en avons chacun notre part. Ce n’est pas la peine de la projeter sur les autres comme s’il n’y avait que les autres qui étaient haineux… et qu’une vie et un désir qui inscrit la part de haine et d’intolérance et de violence que nous avons en chacun de nous-même, ça fait partie de la santé psychique, considérablement, très durablement. » 45
Mars 2017. Sophie Léo.