Petite balade autour de la question de l’amour
Auteur: CROS Christian
Petite balade autour de la question de l’amour
Avant de me plonger dans ce que je vais tenter de vous dire, je vous soumets quelques réflexions qui m’ont causé quelques insomnies.
Qui suis-je, à vous lire ce que j’ai écrit, dont je suis à jamais séparé mais que je vais essayer de ré ingurgiter, pour tenter de m’y reconnaître ? D’où je vais parler ? D’où je pourrai m’entendre ?
Faudrait-il que je m’astreigne à remonter le temps pour retrouver le même, l’original qui a produit l’écrit ?
L’acte originel, l’accoucheur des mots sur la page blanche, pour retrouver la trace de ce désir qui fait qu’un mot en appelle un autre, il y a un impossible à crocheter cette retrouvaille, moi, lecteur, reste séparé du moi écrivant.
Comment déplomber le lecteur, en l’occurrence moi-même, lecteur de mon écrit ?
Pourquoi pas s’inspirer du dispositif de la passe, un dispositif en chicane ?
L’écrit produit, séparé de son auteur, est lu par un autre à d’autres qui dans un troisième temps sous la forme d’un conciliabule interpelleront l’auteur sous le mode « Voilà ce que tu n’as pas dit qui s’est dit » ?
Extraire ce petit truc dont l’écrit porte témoignage, ne serait-ce pas là, que gît le transmissible de la Psychanalyse ? du discours psychanalytique ?
Une façon de ne pas tomber dans le discours universitaire où un Autre plein de savoir nous fait signe d’un habit prêt à porter plutôt rassurant.
Quel serait le bon lecteur ou la bonne lecture de son propre écrit ?
Pour commencer ma petite balade dans la question de l’amour, je vais vous lire un poème de Charles Baudelaire, poète maudit poète de la déraison, celui qui inocule en nous le virus de la mélancolie.
Ce poème construit comme une désappropriation s’intitule : L’étranger.
Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
Je n’ai ni père ni mère ni sœur ni frère
tes amis ?
Vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu
ta patrie ?
J’ignore sous quelle latitude elle est située
la beauté ?
Je l’aimerai volontiers déesse et immortelle
L’or ?
Je le hais comme vous haïssez Dieu
Eh ! qu’aimes-tu donc extraordinaire étranger ?
J’aime les nuages, les nuages qui passent là-bas…là-bas. Les merveilleux nuages !
N’est-ce pas une bonne façon de vous introduire à l’énigme de l’amour ?
En quoi ce court poème a-t-il retenu mon intérêt ?
Je dirai de prime abord que Baudelaire n’est pas freudien au sens où, pour Freud, il y a un solde insolvable.
Les expériences primaires que l’enfant fait dans la rencontre avec les premiers autres pour lesquels il suscite un intérêt, pour faire simple mère et père, restent l’inépuisable source des conditions de l’amour, mais il est aussi freudien pour l’intérêt que Freud a manifesté pour l’attitude esthétique pour reprendre ses termes.
Il nous dit : « L’attitude esthétique prise comme but dans la vie protège faiblement contre les maux qui nous menacent mais nous décharge de bien des choses……».
Pourquoi pas ? Dirai-je, de l’exigence que requiert un choix d’amour…
Voilà brièvement posées les deux raisons qui m’ont poussé à vous lire cet extrait poétique du spleen baudelairien.
Pour poursuivre mes réflexions, je partirai de ce constat :
La vie amoureuse tout le monde en parle. Je dirai même qu’elle occupe le temps pourtant limité d’une vie. Ce sont pourtant les embarras de l’amour qui conduisent parfois, pas toujours, les sujets vers la psychanalyse.
Ces embarras se déclinent de différentes façons et sont souvent sources de souffrance, d’échecs répétés de la rencontre amoureuse. Le complément qui nous assurerait de notre valeur est rarement au rendez-vous….
C’est aussi l’impossibilité d’aimer qui augure d’une vie marquée par le désenchantement, le désinvestissement du lien aux autres, ou bien, la course effrénée pour crocheter celui ou celle qui serait l’adéquat.
C’est bien sur un rien vouloir savoir de ce que nous assène Freud : l’objet est perdu, mais, a-t-il un jour existé ?
Freud fut pionnier dans sa prise au sérieux de cette maladie de l’amour tant chantée parfois revendiquée par les poètes.
Il prend appui sur la névrose, la plainte que le névrosé lui adresse plutôt au féminin, l’hystérique, cette maîtresse en insatisfaction dont les dits hommes sont loin d’en être exempts….
Son souci nous dit-il, c’est de soumettre la vie amoureuse elle-même à un traitement rigoureusement scientifique. C’est donc un Freud psychologue, observateur rigoureux, scrutant les dits de ses patients pour ordonner ce qui de l’amour peut s’attraper. C’est dans cette veine, que s’inscrit son écrit « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse ».
Ce que Freud traque, relève d’une question : de quel partenaire s’agit-il dans l’amour ? Ou pour être plus dégagé des adhérences imaginaires : quel type d’objet est en jeu dans l’amour ?
Deux écrits cerneront sa visée :
- « Un type particulier de choix d’objet chez l’homme » – 1910 et
- « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » – 1912
Il nous fait témoin d’un irréductible au cœur de la vie amoureuse entre l’amour et le désir.
Pour rester fidèle à mon idée de balade, j’essaierai de dégager quelques axes de réflexion sans le souci de faire un commentaire rigoureux des élaborations freudiennes, qui sont d’une richesse inépuisable en lien avec sa clinique quotidienne. Il prend appui sur elle cherchant les conditions déterminant l’amour. Ces conditions se déclineront de différentes façons qui lui permettront de dégager des types de choix d’objet qui se concrétiseront dans la rencontre amoureu
Assez rapidement, j’en retiendrai deux qu’il attribue aux hommes :
- Le choix du tiers lésé (une femme à séduire qui n’est pas libre)
- Le choix de la putain (une femme de mauvaise réputation et plutôt infidèle) Après avoir sérié ces critères de choix d’objet, donc du partenaire, Freud va mener sa réflexion sur le sujet amoureux épris de son objet c’est-à-dire : quelle forme de présence va manifester le sujet à l’égard de ce choix amoureux ? Je retiendrai deux modes de présence que Freud nous livre : – le compulsif – le sauveur.
Pour le compulsif, Freud insiste sur la surestimation de l’objet qui s’accompagne d’une dépense psychique considérable, avec une exigence de fidélité que le sujet s’impose. Il y a là, déjà présente une contradiction entre le choix d’objet d’une femme volage et cette contrainte que le sujet s’inflige afin que cet objet incarne cette surestimation de perfection. Comme ce but n’est jamais atteint, le sujet n’a pas d’autre choix que réitérer l’expérience à l’infini de façon compulsive.
Pour le sauveur, le schéma est simple. L’objet choisi et aimé recèle en lui une faille, une blessure induisant une conduite de réparation chez le partenaire mobilisé par ce choix. Quelles déductions fait Freud de ce qu’il a rencontré ; « Il s’agit d’approfondir par la psychanalyse l’histoire des personnes en question » P 50
Cet approfondissement par la psychanalyse, il va en extraire la source dans la fixation de la tendresse de l’enfant à sa mère. La libido s’est attardée si longtemps chez la mère que les objets d’amour choisis conservent l’empreinte des caractères maternels.
Cette empreinte recèle une satisfaction sexuelle, un éprouvé de satisfaction qui oblige l’adulte à trouver un substitut marqué par cette trace de satisfaction infantile ; mais, il doit aussi s’en écarter nous dit Freud.
C’est de cette aporie que témoigne son second écrit sur le rabaissement de la vie amoureuse écrit en 1912 donc avec deux ans d’écart pour trouver une forme d’issue à cette aporie rencontrée. C’est un texte d’une richesse incomparable pour le présenter succinctement. Je dirais qu’il se déploie autour de deux axes, «la question de l’impuissance psychique traitée plutôt du côté médico-psychologique » atteignant un certain type de sujet allant vers ce qu’il appelle « l’anesthésie psychique » qui relèverait d’un universel.
Comment Freud s’explique-il de cette découverte : que la vie sexuelle est hautement insatisfaisante pour tous les sujets. Ce qui est responsable et qu’on retrouve dans tous les comportements amoureux c’est «la fixation incestueuse intensive de l’enfance et la frustration réelle de l’adolescence » p 61
Il conclut : « … pour être heureux dans la vie amoureuse, vraiment libre et par là heureux, il faut avoir surmonté le respect pour la femme et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la sœur… »
Cela semble s’adresser plus particulièrement aux hommes mais la femme n’échappe pas à son destin même s’il se décline un peu différemment.
Il en déduit que le rabaissement, la dévalorisation de l’objet sexuel est un trait incontournable pour obtenir un peu de satisfaction.
Je terminerai sur cette citation peu encline à nous réjouir. « Il faudrait peut-être se familiariser avec l’idée que concilier les revendications de la pulsion sexuelle avec les exigences de la civilisation est chose tout à fait impossible et que le renoncement, la souffrance ainsi que dans un avenir très lointain, la menace de voir s’éteindre le genre humain par suite du développement de la civilisation, ne peuvent être évités… » p 65
Je vais faire un saut d’une vingtaine d’années avec cet écrit majeur « Malaise dans la civilisation » – 1929 dans lequel Freud ramasse ces réflexions prenant en compte les multiples et nombreuses avancées qui sont les siennes notamment la deuxième topique qui induit des remaniements dans ses élaborations. La question de l’amour ne sera pas évitée au regard du processus des civilisations. Il dégage des paramètres susceptibles de nous orienter.
« La vie en commun des humains a pour fondement la contrainte du travail et la puissance de l’amour, c’est-à-dire d’aimer et d’être aimé ».
Qu’est-ce que c’est que cet amour qui nous fait accepter la contrainte, le déplaisir auquel la société nous confronte… ?
Freud étoffe son propos en faisant référence à ce qui de l’expérience de la rencontre sexuelle se dépose en chacun de nous.
« L’une des formes qui nous est familière est l’amour sexuel. Ce sexuel nous procure un plaisir intense, le prototype de notre aspiration au bonheur… Quoi de plus naturel que de continuer à le chercher sur le chemin même où pour la première fois nous l’avons éprouvé… ». Quel statut donner à cette première rencontre sexuelle source de plaisir nous condamnant à l’aspiration au bonheur…. S’agit-il des expériences de plaisir que l’enfant se procure en érotisant son corps devenant lui-même l’acteur actif de son plaisir ? ou bien, s’agit-il d’une rencontre avec l’autre, je dirais maternel, dans le corps à corps qui se joue avec son enfant, une expérience de primarité qui ne nous quitterait plus s’inscrivant comme un socle sur lequel s’étayeraient les différentes rencontres qu’émaillent une vie.
L’objet aimé serait celui qui réactiverait ses premières traces inscrites dans la chair du sujet mais, il y aurait une contrepartie à cela, nous dit Freud, la dépendance à l’égard de cet objet, de ce partenaire, je dirais, de la reviviscence. Freud va relativiser cette prépondérance donnée à l’objet aimé, comme si sa tâche de réactiver l’expérience primaire de plaisir ne pouvait pas s’accomplir, car, nous dit-il, « on s’expose à une douleur intense du fait de sa perte ».
Pour éviter dit-il, la souffrance inscrite dès le départ dans cette promotion de l’amour sexuel, «la voie salvatrice serait celle de l’amour universel. Cela éviterait les péripéties et les déceptions inhérentes à l’amour génital ». Ainsi, s’opérerait une mutation qui n’aurait plus beaucoup de ressemblance avec la vie amoureuse, « ses hésitations et ses orages ».
Il convoque la figure de Saint François d’Assise comme représentant de cet amour universel mais à cette solution plutôt évacuatrice du sexuel Freud n’y adhère pas, affirmant « un amour qui ne choisit pas, nous semble perdre une partie de sa valeur du fait qu’il est injuste envers l’objet. L’amour est un choix qui rend justice à l’objet.
L’objet d’amour est unique … ».
Comment comprendre cela ?
La Clinique peut-elle nous éclairer ?
L’objet d’amour est-il configuré par l’enfant qu’on a été ?
L’enfant est toujours porteur d’un désir, il en est le signe, ce désir peut s’incarner de différentes façons mais il reste le support d’un trait d’amour. Si cet investissement primaire n’opère pas, des catastrophes subjectives seront au rendez-vous : autisme, psychose, névrose grave.
Quel lien possible y-a-t-il entre cette primarité de l’amour et l’expérience analytique ?
Question que Freud n’a pas évitée.
Dans un écrit de 1915 « Observations sur l’amour de transfert », il invite le psychanalyste à ne pas reculer devant les manifestations de l’amour. C’est un Freud immergé dans l’expérience, sans filet, il n’est plus en position d’observateur, de ramasseur, de sélectionneur d’énoncés, c’est un Freud gangrené par le virus de l’amour à lui adressé, devant lequel il ne se dérobe pas.
Il invite le psychanalyste à ne pas reculer devant ces manifestations parfois intempestives. Freud trace la voie d’une cure analytique vivante, surprenante, déroutante, très loin des clichés qui ferait d’une cure une cure de sommeil donnant à l’analyste la fonction de réveiller le pulsionnel qui nous anime. Il ramasse ce nœud du transfert dans ce point focal où s’origine l’amour. Il confirme cela : « …il ne s’agit de rien d’autre que d’appréhender ce qu’ont d’analogue ce développement et ses termes avec la situation de départ fondamentale de l’amour. » Le psychanalyste comme l’objet d’amour est choisi et doit assurer la charge de ce choix. Aucun prédicat ne peut venir à son secours pour se dédouaner de ce qui l’engage de son être de vivant dans le lien analytique dont les effets subjectifs sont incalculables, imprévisibles.
C’est une subversion majeure de l’acte parolier comme le rappelait M.J. Sauret dans le séminaire tenu avec P. Bruno en 2009-2010. Il faisait aussi remarquer que cette place que le psychanalyste occupe sans garantie n’est pas sans lien avec les scissions parfois violentes qui émaillent le mouvement analytique.
Je vais faire un saut de géant et passer de l’œuvre de Freud à quelques extraits de l’enseignement de Lacan.
Lacan, s’autorisant de Freud, invite les psychanalystes à ne pas reculer devant le malaise dans la civilisation. C’est d’une actualité bien présente, dont chaque jour nous en mesurons les effets.
Je vais citer encore une fois ce court extrait de son écrit que je trouve toujours aussi bouleversant : « L’agressivité en psychanalyse » -1948
« C’est cette victime émouvante, évadée, d’ailleurs irresponsable, en rupture de ban qui voue l’homme moderne à la plus formidable galère sociale. C’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours inégaux… »
C’est ce que propose l’expérience analytique à ceux qui le souhaitent, mobilisant le sujet du côté de l’amour de transfert, réponse discrète au malaise dans la civilisation sur lequel le philosophe Heidegger nous invite à nous pencher.
« La domination technique abandonne l’homme lui-même au non-sens, lui révélant la détresse dans laquelle le laisse cette planification technique confrontant les hommes à leur propre dénuement… » L’être et le temps.
L’analyste animé d’une ambition discrète signale sa présence subversive dans l’ordonnancement du monde dont Lacan prévoyait qu’il serait un ordonnancement de fer…. Serait-ce le moment où le je est le plus égaré dans la lalangue qui l’habite que le psychanalyste peut lui faire signe ? Ce que Lacan définit comme notre tâche est celle d’ouvrir à nouveau la voie de son sens …. S’agit-il d’une perte du sens de sa vie, de l’orientation de sa vie, de son désir de vivant ?
L’issue que le psychanalyste propose passerait par la voie de l’amour. Je dirais que c’est à ça que nous convoque treize ans plus tard J. Lacan dans le séminaire : Le transfert 1960-1961. Il parle « d’un mouvement dont il s’agit dans l’accès à l’autre que nous donne l’amour » Ce mouvement il va nous en faire pénétrer la subtilité par une métaphore afin de rendre compte de ce bouleversement qu’est l’amour. Je ne vais pas reprendre tout le déploiement que fait Lacan de cette mécanique subtile.
J’ai dégagé 4 temps que je vous soumets pour essayer de m’expliquer.
- Premier temps : « Quand dans ce mouvement d’atteindre, d’attirer, d’attiser la main a été vers l’objet assez loin » …. (Il insiste sur le côté actif de l’amant de l’aimant)
- Deuxième temps : « … si une main sort à la rencontre de la vôtre et qu’à ce moment-là votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit… » (il insiste me semble-t-il sur l’épanouissement de la complétude de cette rencontre)
- Troisième temps : « surgit l’explosion d’une main qui flambe » (il insiste sur ce que serait l’ivresse de la plénitude, l’explosion, l’incandescence le chavirement qui défait le moment de plénitude qui aurait pu convenir à la rencontre de l’objet visé dans l’amour) – Quatrième temps : il conclut : « ce qui se produit là est l’amour » Qu’est-ce à dire ?
Ce qu’il déploie dans ce phénomène de l’amour c’est une substitution de l’aimé à l’amant qui, de ce fait, modifie la position de l’amant qui se retrouve objet aimé. Mais l’opération de substitution ne concerne que l’objet aimé, par quels détours ? S’il est aimé c’est qu’il a quelque chose qui fait signe à ce qui manque à l’aimant.
C’est quand il se dépossède de ce qu’il a que surgit un manque chez lui. Ce manque va trouver à se loger dans le manque de l’amant qui va lui faire signe. Ce manque peut trouver sa raison dans le manque de l’aimant qui devient de ce fait aimé.
Tout ça pour dire la position de l’aimé : de position d’objet il devient sujet d’un manque. C’est quand l’amant devient l’aimé que se produit le phénomène de l’amour. C’est l’aimé qui, dans sa complétude d’objet de désir, visé par l’autre, regardé par l’autre, aspiré par l’autre, sucé par l’autre, avalé par l’autre « qu’un dire que non » va subvertir sa position passive produisant un renversement, pourquoi pas topologique de dessous à dessus, le projetant dans un actif qui vise à capturer l’autre dont il était l’objet pour y faire surgir un signe agalmatique le propulsant d’une position active à une position passive.
Cette dialectique montre la fragilité, l’instabilité du phénomène amoureux. Que se passe-t-il donc dans ce mouvement ? Je croyais me prendre, m’enserrer dans le filet de ton désir et bien je te retourne que c’est toi qui devient la cible de mon désir enfin avéré.
Je parlerais d’une joute dans laquelle chacun des acteurs se trouve à la fois transformé, déplacé, destitué, signalant le trouble identitaire dont il est assailli sans pouvoir s’en extraire. Si pour Freud la question de l’amour est liée à la question de la satisfaction, dont le montage pulsionnel dans son inépuisable poussée engendre une insatisfaction de structure, pour Lacan, je retiendrai, à ce moment de son enseignement, la dialectique du désir qui joue sa partie dans la rencontre amoureuse « je te vise, tu me vises, on se divise » telle pourrait-être la comptine de l’amoureux.
S’agirait-il de cette joute amoureuse dans la rencontre de transfert ?
C’est à ce rendez-vous qu’invite le psychanalyste, poussant son analysant à viser en lui, l’analyste, ce qui ne pourra jamais se dire de lui l’analysant.
Peut-être est-ce cela le nom de castration ?
A l’heure d’internet, dans ce réseau qui donne réponse à tout, l’amour a-t-il encore sa place ? Dans les frasques de la déshumanisation, dont nous sommes les servants passifs, M. Duras, cette écrivaine de talent dans son écrit « Navire Night » nous invite à la suivre dans ce qui serait une ode à l’amour par la rencontre toujours différée entre un homme et une femme qui se passe exclusivement par téléphone.
Ils se parleront des heures et des heures sans jamais se voir ni se rencontrer, « un orgasme noir sans toucher réciproque, ni visage, les yeux fermés » écrit-elle. Marguerite Duras trace le sillon d’une révolution sexuelle en marche.
Le refus de la rencontre des corps témoignerait de ce qui reste de vivant dans notre monde interconnecté, lathousé jusqu’à saturation.
Le « Navire Night » de Marguerite Duras c’est le navire échoué sur les côtes italiennes le Costa Concordia laissant 800 Humanoïdes égarés dans cette tour d’ivoire.
J’ai parfois l’impression de m’être un peu perdu mais n’est-ce pas le risque à prendre en s’aventurant dans l’énigme de l’amour ?
Christian Cros, Toulouse le 28 septembre 2019